« La peur est le chemin vers le côté obscur : la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance. » Dans ce numéro dédié à l’espace, il était trop tentant de citer Yoda, le vieux sage de Star Wars. Nous voulions parler de colère, car les colères semblent partout.
On entend celle qui monte, de plus en plus fort, face au mépris du gouvernement pour l’opposition quasi-générale au recul de l’âge de la retraite, et à son énième recours à l’article 49-3 qui contourne le vote parlementaire. Mais il y en a tant d’autres, qui débordent des titres de la presse. Colère des infirmières, des profs, des postiers, des cheminots, des habitant·es des quartiers populaires, des féministes, des parents d’élèves… pour n’en citer que quelques-unes. Il y a les colères installées, passées sous les radars des grands médias mais toujours présentes, comme celle suscitée par le pass sanitaire et la suspension des personnels non vaccinés. Les colères de fond, contre les injustices sociales et notre parodie de démocratie. Et enfin les colères manipulées, orientées contre des boucs émissaires – « immigrés », musulmans, chômeurs, fonctionnaires… Ces colères-là jouent sur les peurs. « La peur mène à la colère, la colère à la haine… » Il disait pas que des conneries, Yoda.
Mais son propos est quand même restrictif. Le calme olympien des jedi, qui par leurs émotions jamais ne doivent se laisser envahir, renvoie aux philosophes grecs qui prônaient la maîtrise de soi : pour eux, la colère était signe d’impuissance. Si les Romains ont valorisé l’indignation, il s’agissait d’une valeur aristocratique – « une vertu consistant à avoir honte des fautes commises par soi-même ou par autrui envers les exigences de son rang », explique le philosophe Pierre Zaoui (1). Dans le christianisme, la colère est l’un des sept péchés capitaux. Il s’agit là de visions essentiellement individualistes.
Qu’en est-il des colères collectives ? Nous entraînent-elles forcément du « côté obscur », comme le craignent Yoda et tous ceux qui, dans le courroux populaire actuel, voient déjà se profiler un beau score de l’extrême-droite à la présidentielle de 2027 ? Une chose est sûre : le soir du 20 mars, quand la motion de censure présentée pour dissoudre le gouvernement a échoué à neuf voix près, il faisait bon être dans la rue, avec d’autres gens en colère, plutôt que seul chez soi.
Pour Starhawk, sorcière écoféministe des États-Unis, la colère peut devenir source de puissance. Dans Rêver l’obscur (2), elle raconte l’emprisonnement d’un groupe de militantes à la suite d’une action. « Nous sortons de la prison en colère, brûlant d’une rage qui ne diminue pas, car, quand nous regardons autour de nous, jour après jour, nous voyons le même système opérer », écrit-elle. La colère révèle alors ce qui ne tourne pas rond, et devient mobilisatrice. C’est ce même sentiment qui a poussé Anne-Claude, en 2012, à rejoindre un comité pour soutenir les jeunes zadistes de Notre-Dame-des-Landes, qu’elle regardait jusque-là d’un peu loin.
« Ce que j’ai vu, la violence des flics, ça m’a énervée propre et net. Ça ne m’a pas lâchée, ce jour-là je me suis dit : “Non mais faut faire quelque chose !” » (3)
Dans les actions d’éducation populaire, les colères individuelles et collectives servent de base à la construction d’actions pour le bien commun. Quant aux Touim’s de Claude Ponti (4), auteur de merveilleux livres pour enfants, ils ont inventé un cadre communautaire pour accueillir les accès de rage : le Théâtre des colères, où l’on peut construire la marionnette de celui qui nous a offensé, l’insulter et la détruire. Une variante de nos carnavals, où des caramantrans à l’effigie de nos président et ministres sont brûlés dans l’espace public un peu partout en France.
Lisa Giachino
1 Colère et indignation, Pierre Zaoui, Vacarme n° 37, 2006.
2 Rêver l’obscur, Starhawk, Cambourakis, 2014.
3 No Tav/Zad, Entretiens n° 4, août 2015.
4 Ma vallée, Claude Ponti, L’école des loisirs, 1998.