À Sainte-Soline, le rassemblement contre les méga-bassines et pour la protection de l’eau a réuni 30 000 personnes, à l’appel de Bassines non merci, des Soulèvements de la Terre, de la Confédération paysanne et de dizaines de collectifs, associations et syndicats de toute la France. Récit d’un week-end de débats, de marche dans la boue et de lutte, marqué par une très forte répression des forces de l’ordre. Alors que le ministre de l’Intérieur annonce la dissolution des Soulèvements de la Terre, un appel à rassemblement devant les préfectures est lancé pour demain jeudi, à 19 heures.
Vendredi 24 mars, 19 heures. La petite salle des fêtes de Melle, dans les Deux-Sèvres, à l’est du marais poitevin, est pleine à craquer de gens venus écouter des paysans malien et français parler des questions d’accès à l’eau et à la terre. Pendant ce temps, sur la place du village, les bénévoles de « l’intercantine en lutte », une coalition d’une vingtaine de cantines et de boulangeries de toute la France, préparent le repas : riz et ragoût de légumes. Le conseil municipal de cette commune de 6000 habitant·es a accepté d’accueillir la base-arrière de la mobilisation contre les méga-bassines, co-organisée par le collectif Bassines non merci, Les soulèvements de la Terre et la Confédération paysanne.
Les chapiteaux sont dressés, mais les tentes et les barnums sont vides. La plupart des militant·es sont encore en train d’essayer d’accéder au campement prévu à Vanzay, un autre village proche du chantier de Sainte-Soline. Un paysan a accepté d’accueillir plusieurs milliers de campeurs sur son champ. Mais la gendarmerie a pris en étau les tracteurs de la Confédération paysanne qui guident le convoi. Des centaines de voitures sont bloquées derrière. Un cortège à pied fait alors diversion en bloquant la voie ferrée, obligeant les gendarmes à se déplacer… Les tracteurs en profitent pour prendre la tangente en franchissant un profond fossé sous les yeux ravis des militant·es, et impuissants des forces de l’ordre.
Chant mohawk
Le montage des tentes, dans la boue du champ, peut commencer. La nuit sera pluvieuse, venteuse et froide… Au même moment, à Melle, à l’abri de la salle des fêtes, une seconde table-ronde commence avec une Chilienne, un Kurde, une Mohawk (Canada) et un Colombien. « L’eau est la vie, pas une ressource. C’est une entité qui a une mémoire, nous sent, nous entend, nous soigne », dit Layla Staats avant d’entonner un chant mohawk.
Pour celles et ceux qui ne dorment pas sur place, difficile d’éviter les contrôles de gendarmerie sur les routes. 3200 membres des forces de l’ordre ont été déployés sur la zone, survolée depuis plusieurs jours par 9 hélicoptères. « Ça crée un climat anxiogène. Beaucoup de gens paniquent », témoigne Elizabeth, une habitante. Venu avec le camion dans lequel il campe, un couple s’est fait saisir ses boules de pétanque. Réchauds à gaz, couteaux, outils… Autant d’« armes » censées prouver les intentions violentes des participants au rassemblement, selon la préfecture des Deux-Sèvres qui a interdit la manifestation.
Bleus de travail
Samedi 25 mars, 10h45. Au campement de Vanzay, une immense foule en bleu de travail piétine précautionneusement la boue gluante, pour ne pas glisser ou s’enfoncer. En plus de celles et ceux qui ont dormi sur place, des milliers de personnes ont afflué ce matin. Des convois ont été organisés depuis sept villes de la région. Il y a des gens de tous les âges. Quelques syndicats, partis et associations avec leurs drapeaux, des banderoles, de la musique, des déguisements… Mais l’ambiance n’est pas celle d’une simple manifestation. Des petits groupes s’équipent calmement. Beaucoup ont déjà caché leur visage, et ont apporté de quoi résister aux attaques des forces de l’ordre : masques de piscine ou de ski pour les yeux, masques à gaz ou à poussière pour la bouche. Certains se sont bricolé des boucliers légers. « On dirait qu’ils vont à la guerre. Ça me fait flipper », avoue une jeune femme, qui a quand même pris soin de se couvrir d’une cagoule. Globalement, le mot est passé : mieux vaut se protéger, car la répression s’annonce sévère.
Trois cortèges : outardes, loutres et anguilles
Outardes roses, loutres jaunes et anguilles bleues : trois cortèges sont formés, avec chacun leur drapeau de couleur porté bien haut pour qu’on le repère à plusieurs centaines de mètres. Le cortège rose part le premier. Son rythme est tranquille : en tête, une cinquantaine de personnes portent une lourde structure de bois, statue de l’outarde, un oiseau échassier menacé par l’assèchement du marais poitevin. Les deux autres sont plus rapides, « mobiles et avec des stratégies diversifiées ».
Rapidement, les cortèges s’étirent à travers les champs et sur les petites routes. Les participant·es s’enthousiasment : « C’est incroyable ! C’est beau tout ce monde ! » Les organisateurs comptent 30.000 personnes. C’est quatre fois plus que pour la dernière manifestation à Sainte-Soline, en octobre dernier. Cette fois-là, les trois cortèges avaient joué au chat et à la souris avec les forces de l’ordre postées sur leur itinéraire, et une partie des manifestant·es avaient réussi à arriver sur le chantier de la bassine. Aujourd’hui, la stratégie de la gendarmerie semble avoir changé. Dans le cortège jaune, une jeune femme annonce au haut-parleur : « Le cortège rose nous dit qu’il n’y a pas de forces de l’ordre pour le moment sur le chemin. Si nous faisons des pauses régulières, c’est pour nous coordonner. »
L’atmosphère s’est détendue. Une fanfare et des chants rythment la marche, des slogans s’improvisent. On imite le cri des mouettes en faisant siffler des herbes. Dans le village d’Auzay, un couple de personnes âgées est sorti sur le pas de sa porte pour observer le défilé. « C’est impressionnant de voir tous ces gens qui se sont déplacés pour une cause, dit le monsieur. Par contre, quand je vois les manifestations à la télé, les violences, je ne suis pas trop d’accord. » Et lui, que pense-t-il des bassines ? « Je suis neutre. » Quand on vit dans les villages de la zone, on connaît souvent à la fois des anti et des pro bassines.
Encercler les 10 hectares de la bassine
Les cortèges ont pris des directions différentes pour encercler la bassine, qui s’étend sur plus de 10 hectares. On fait de petites pauses, mais on ne traîne pas : il y a 6 km à parcourir pour arriver sur place. Après avoir traversé des champs, le « ventre » du cortège jaune – qui compte bien 10 000 personnes en tout – chemine sur une petite route. À travers les arbres, on aperçoit déjà un nuage de fumée. On saura bientôt qu’à peine arrivés, le cortège rose et son outarde en bois se sont fait canarder par les grenades de gaz lacrymogène de la gendarmerie. « On a essayé de s’approcher calmement, de faire des chaînes humaines, mais impossible », racontera un membre du cortège rose.
Le cortège jaune continue d’avancer. Un chevreuil, puis un lièvre, traversent à grands bonds le champ que nous longeons, pendant que des hélicoptères nous survolent. Enfin, nous arrivons en vue de la bassine, ou plutôt du remblais de terre de plusieurs mètres de haut qui l’entoure. Un impressionnant cordon de gendarmes mobiles, de véhicules de la gendarmerie et de l’armée protège cette cavité de béton qui pourrait contenir 628 000 mètres cubes d’eau, mais qui pour l’heure est vide, et pas encore bâchée. La fumée grossit aux abords de la bassine ; des détonations retentissent. En ordre dispersé, les manifestant·es quittent la route et coupent à travers champ pour aller prêter main forte aux autres, avant d’être rappelés par le haut-parleur qui leur indique une direction commune.
Les grenades lacrymogènes pleuvent
Près de la bassine, c’est le chaos. Des petits groupes, en se protégeant de parapluies et de boucliers de fortune, tentent régulièrement de pénétrer sur le chantier. Les plus offensifs lancent des projectiles. Plusieurs véhicules de la gendarmerie sont en train de brûler. L’encerclement de l’immense bassine oblige la foule à s’étaler dans l’espace en largeur, et non en longueur comme dans un cortège. Juste derrière la « première ligne », se trouve une zone dangereuse occupée par des personnes pas forcément habituées à ce type de confrontation. Un peu perdu·es et hébété·es face à la violence qui leur tombe dessus, elles tiennent bon et reculent peu. Les grenades lacrymogènes pleuvent : il faut surveiller sans cesse le ciel pour s’en écarter. « Attention ! » « Reculez ! » On s’avertit les uns les autres, des mouvements de foule se dessinent. Dès qu’une personne s’enfuit et s’accroupit pour laisser passer la brûlure du gaz lacrymogène, d’autres l’entourent et lui proposent du sérum physiologique, du Maalox (à faire couler sur les yeux), un meilleur masque. Certains ramassent des mottes de terre pour les jeter sur les grenades et enfouir le gaz avant qu’il ne se disperse. Les manifestant·es ont le vent avec eux, qui rabat en partie le gaz vers les gendarmes.
Grenades de désencerclement et LBD
Mais les gaz ne sont pas la seule arme utilisée par les forces de l’ordre. Des grenades de désencerclement, qui explosent en faisant jaillir des plots de caoutchouc dur, sont également lancées. De nombreux manifestant·es n’y ont jamais été confronté·es et ne les distinguent pas, au premier abord, des grenades lacrymogènes. Les gendarmes tirent aussi des balles de LBD, se rapprochant parfois de la foule sur des quads. Après coup, Gérald Darmanin reconnaîtra que des actes « proscrits » ont été commis.
Sans arrêt, on entend le cri : « Médic », et on voit des mains pointées sur l’endroit où se trouve la personne blessée. Les « médic », équipes de soignant·es bénévoles, courent dans tous les sens. On commence à voir des têtes bandées, des pansements sur des jambes, des pieds abîmés par les explosions.
Le discours politique et médiatique dominant divise les manifestants entre pacifistes inoffensifs et « extrémistes qui veulent en découdre ». La réalité est loin d’être aussi manichéenne. Après 6 km de marche collective, face au nuage de gaz, aux milliers de policiers et aux véhicules militaires, monte une bouffée commune d’adrénaline, de peur, de colère et révolte. En voyant brûler leurs camions, on se dit que les gendarmes, qui exercent sur la foule la violence « légitime » de l’État pour défendre une bassine vide, ne sont peut-être pas invincibles. Certains manifestant·es prennent de la distance avec l’absurdité de la situation : une guerre de position autour d’un trou de béton. D’autres se sentent solidaires de la bataille et rêvent que ceux de devant, avec leurs petits boucliers et leurs parapluies, arrivent à franchir le cordon militaire. De temps en temps, un jeune de la première ligne recule en criant : « Ne restez pas à regarder ! Organisez-vous ! Éteignez les grenades lacrymo avec de la terre ! » Vers 14 heures, on se replie dans le champ voisin. La foule s’interroge. Est-ce qu’on abandonne pour aujourd’hui ? « Pause goûter avant de repartir à l’attaque », dit un haut-parleur. On s’assoit, on grignote. Régulièrement, les équipes médic écartent la foule pour transporter un blessé – plusieurs sont sur des civières.
Démantèlement des canalisations
Au bout d’un moment, la porte-drapeau du cortège jaune prend le haut-parleur. « Nous allons nous éloigner de la bassine pour une dernière action, avant de rentrer tranquillement au camp. Il y a trop de blessés, les médic n’arrivent plus à gérer et n’ont plus assez de médicaments. »
Le cortège suit le drapeau jaune, certains membres un peu frustrés de s’arrêter là. À l’angle d’un champ, un petit groupe place une banderole devant un promontoire de béton. Derrière la banderole, et alors qu’une immense foule les sépare des gendarmes, les militants détruisent l’une des canalisations qui devait permettre d’alimenter la bassine en eau pompée. Un jeune homme s’empare du haut-parleur. « C’est une marée humaine sans précédent. L’État a choisi la stratégie de la tension et la préfète a préféré prendre le risque de tuer, mais ils ne peuvent pas protéger comme ça toutes les bassines de France ! En même temps que notre encerclement, l’ensemble des réseaux et des points d’alimentation de la bassine ont été collectivement démantelés. » Voilà qui remonte le moral des troupes.
Retour au campement, les chaussures lourdes de boue. La nuit approche, la fatigue pèse, et la tente d’infirmerie est pleine de blessé·es. Le debriefing de la journée est partagé entre la joie d’avoir réuni autant de monde, et l’inquiétude pour les blessés graves. On apprend que l’un d’entre eux se trouve entre la vie et la mort, et que le Samu a été bloqué par les forces de l’ordre.
Après l’excitation de l’action, on ressent le choc de la violence vécue collectivement. Les visages sont tirés. Avant de rejoindre Melle où les attendent la cantine, les buvettes et des concerts, les campeurs doivent démonter leurs tentes, les barnums et chapiteaux, et nettoyer le champ. Les voitures attendent que tous les blessés aient été évacués, puis forment un convoi jusqu’à Melle où elles arrivent vers 21 heures.
« Dans la gueule du loup ? »
Dimanche matin. La salle des fêtes de Melle est de nouveau comble pour un retour collectif sur la journée de la veille. La confrontation avec les forces de l’ordre, son efficacité et ses dégâts humains sont mis en question. « Quelle utilité de se jeter dans la gueule du loup ? », demande un participant. « Face à l’équipement policier, est-ce qu’il ne faudrait pas penser à d’autres méthodes, à faire des petits groupes avec des missions ? » Un militant impliqué dans l’organisation précise qu’il « existe déjà des petits groupes autonomes, comme le groupe Jadot ou le Gang des cutters à roulettes, dont le travail est complémentaire aux grandes actions. Depuis un an et demi, les pompes de treize bassines ont été démantelées ».
Les conséquences physiques et psychologiques de la manifestation sont aussi évoquées. « Nous avons conscience que les personnes partent meurtries. La plupart des blessés ont des blessures invisibles, qui mettent parfois des semaines à se révéler. Les grenades de désencerclement, elles peuvent provoquer des taches de sang qui se développent par la suite. Il faut suivre toutes ces personnes, faire attention à elles. On fait attention aussi à ne pas être dans le culte des héros. » L’équipe « psy » du mouvement reste disponible deux semaines après les événements pour écouter les personnes qui en ont besoin.
Un autre participant soulève les difficultés de coordonner 30 000 personnes sur une action. « Il y a eu un super travail de préparation, mais on a encore des choses à améliorer. » « C’est évident qu’on n’est pas vraiment satisfaits du déroulement de cette journée, malgré sa force, et qu’on va devoir revoir nos modalités d’action, résume l’un des coordinateurs. On va analyser ce qu’il s’est passé, et on va réussir à obtenir ce moratoire sur la construction des bassines ! » Le chantier de Sainte-Soline a été lancé alors que les recours n’étaient pas terminés. La cour administrative d’appel de Bordeaux doit encore se prononcer sur Sainte-Soline, et sur les quinze autres mégabassines prévues par la Société coopérative anonyme de l’eau des Deux-Sèvres, la Coop 79.
Le 28 mars, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé la dissolution du mouvement Les soulèvements de la Terre, le désignant comme responsable des violences de la manifestation. « Nous sommes bien curieux·ses de voir ce que représenterait la “dissolution” d’une coalition qui regroupe des dizaines de collectifs locaux, fermes, sections syndicales, ONGs à travers le pays », réagit le mouvement qui existe depuis deux ans.
Aux côtés de Bassines Non Merci et de la Confédération Paysanne, les Soulèvements de la Terre appellent à se rassembler ce jeudi 30 mars à 19 heures, dans toute la France, devant les préfectures, « pour les blessé·es de Sainte-Soline, du mouvement des retraites et pour la fin des violences policières ».
Lisa Giachino
Photos : DR L’âge de faire