À l’initiative de Billel, 18 ans, des jeunes de la périphérie lyonnaise organisent des maraudes régulières auprès des SDF du centre-ville. Au menu : riz-poulet et insouciance.
Le jour se retire, des touristes esseulés prennent leurs derniers selfies. La place Bellecour, à Lyon, se vide peu à peu. C’est un banal dimanche soir en somme. Sous la grande roue de la place, un petit groupe de jeunes gens s’agrandit peu à peu et piétine pour se réchauffer. Ils sont finalement une dizaine, de 18 à 23 ans, visiblement contents de se retrouver.
Ce quartier de carte postale, pas un n’y habite. Ils arrivent, au rythme des fréquences du métro, des quartiers Moulin à vent, États-Unis, d’Oullins, de Vaulx-en-Velin…Ils attendent une voiture pour la livraison de barquettes de riz-poulet. Aujourd’hui, c’est Nursev-Nour (18 ans, employée dans la petite enfance) qui l’a préparé, mais elle n’a pas le permis. C’est donc le grand frère de sa copine lycéenne Sabrine qui se gare et transmet la cargaison. La maraude peut commencer. Le parcours est bien rodé, tout comme la logistique : quatre fois par semaine, depuis novembre, le groupe sillone différents secteurs de la ville pour apporter repas chauds, boissons chaudes, vêtements et produits d’hygiène à celles et ceux qui dorment dehors.
24 000 abonnés Instagram
« S’il y avait des adultes, je dis pas que ça fonctionnerait pas, mais ça serait pas pareil. » Demain matin, Melika ira à ses cours de terminale STMG (1). Pour le moment, elle tend à Charlie, jeune routard, un sac contenant couverts, eau minérale, serviette et pomme. De quoi accompagner la barquette de riz-poulet que lui donne Billel, en terminale, tandis que Linda, elle aussi lycéenne, sort de son gros sac de vêtements une belle paire de gants en laine. « Vous voulez des chaussettes aussi ? » À quelques mètres, Ali (animateur dans une MJC) et Zakaria (terminale bac pro électronique) servent le thé à des compagnons de Charlie, qui pose son lourd sac à dos pour ranger la nourriture et enfiler les gants. Kenza (lire page précédente) s’accroupit et caresse le chien de Charlie. « Comment il s’appelle ? » – « Comme toi » – « Il s’appelle Kenza ? » – « Non, il s’appelle “Comme toi” ! » Fou rire, la conversation s’engage. Charlie, pratiquement leur âge, leur explique où il dormira ce soir : hall d’immeuble, ou bosquet, ou métro, il n’a pas encore décidé.
Le chien, ça m’avertit s’il y a du passage.
Billel, 18 ans, est l’initiateur de la maraude (lire page précédente). « Au départ, en novembre, on était quatre. Maintenant, certains soirs, on est une vingtaine. Il a fallu qu’on s’organise. » Par le bouche-à-oreille, mais surtout par les réseaux sociaux, il a mobilisé rapidement une large communauté autour de sa démarche. La page Instagram (2) de la jeune association compte ainsi… 24 000 abonnés. En plus de l’organisation des maraudes, le noyau dur d’Aide SDF 69 doit donc gérer l’afflux de dons, monétaires mais surtout en nature : sacs de riz, chaussures, couvertures… « Ma chambre déborde ! » Alors le groupe a tenu une réunion, dans un Mc Donald’s, pour être plus efficace. Sont nés les groupes habits, hygiène, alimentaire, et communication.
Après, c’est pas figé, on fait un peu au jour le jour. Il y a toujours quelqu’un pour arranger.
Généralement, sa grande sœur s’occupe des sacs qui accompagnent les repas, « les filles » s’occupent du repas chaud et des produits d’hygiène, et « les garçons » de la logistique : aller récupérer les dons aux quatre coins de l’agglomération, gérer les papiers et la communication, organiser les itinéraires… « C’est pas très féministe », rigole Melika. Pour l’heure, entre deux arrêts auprès des SDF, filles et garçons remontent la rue, bras dessus, bras dessous, regards complices. « Oui, ça drague pas mal », sourit l’un des jeunes.
« Comment ça va chez vous ? »
« Ah ! Les voilà ! Les plus belles ! On vous attendait ! » Melika rend le sourire à Jean, la quarantaine, canette de bière à la main, visiblement ravi de la rencontre et du futur repas. « Vous devriez manger tant que c’est chaud ! », lui conseille Mohamed (première année de médecine). À côté de Jean, une jeune femme au visage pâle attend, elle aussi. Elle espère une place en foyer, mais dans l’immédiat, son plus grand souci est d’ordre hygiénique, glisse-t-elle à Kenza et Nursev-Nour. Les jeunes femmes ont beau fouiller dans leur grand sac, elles ne trouvent pas de protections féminines. « Mardi, on vous apportera ça », répond discrètement Kenza. Après quelques échanges, le thé bu, le groupe reprend sa ballade. Bons mots et sourires aux lèvres, on papillonne, comme si, finalement, la maraude n’était qu’un jeu. Cette insouciance, on a l’impression que les sans-abri rencontrés ce soir-là l’apprécient autant que le repas chaud. Dans les conversations, « SDF » et « jeunes » se mélangent naturellement, les uns aussi blagueurs que les autres, les autres aussi curieux que les uns.
Et puis, il y a les situations de précarité extrême. Didier, par exemple, qui criera, furieux, de manière répétée : « Arrêtez de m’emmerder ! », face à l’insistance du groupe à vouloir l’aider, laissant les jeunes adultes dans la gêne, confrontés à leur impuissance et à la violence de la rue. En fin de maraude, au moment du bilan, en cercle, ils en discutent et conviennent que « quand Didier est comme ça », ils ne doivent pas tous s’approcher, « pour ne pas qu’il se sente envahi ». Derrière le cercle, un homme en treillis, la cinquantaine, se rapproche à grands pas. C’est « le général », un ancien légionnaire : « Enfin ! Bonsoir les jeunes ! Comment ça va chez vous ? J’ai cru que je vous trouvais pas ! Il vous reste une barquette, s’il vous plaît ? »
Fabien Ginisty
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1 – Sciences et technologies du management et de la gestion.
2 – Média social le plus utilisé chez les 16-25 ans (81 %) mettant l’accent sur la publication de photos et de vidéos.
Au sommaire du numéro 150
- Édito : Le débat tronqué sur la police municipale / Saillans, ou la démocratie expérimentale
- Bière + pain : la brewlangerie !
- Femmes en lutte une création collective contre les meurtres d’amérindiennes / Entretien enseignement : « La profession n’a jamais été aussi énervée ! »
- Projet Iter / Lessive à la cendre
- Reportage / la nouvelle vague des magasins participatifs / Carte
- Carte de la presse pas pareille
- Actu / Assange / Huile de palme, le gouvernement plie face à Total
- Économistes atterrés : Réforme des retraites : quand la technocratie prend la main
- Lorgnette Zehra Doğan : l’art et la liberté plus forts que toutes les chaînes /
- 5G mon amour, (lire un extrait ici)
- L’atelier Opération zéro déchet ! / au jardin / Couture & Compagnie / Le coin naturopathie
- Fiche pratique La tour à patates
- Diffusez L’âge de faire dans les campings
Jeunes des années 2020
Muriel est partie avec trois sous en poche en Palestine pour y rencontrer des paysans, Billel fait des maraudes pour porter des repas aux sans-abri, Noémie organise des ateliers autour de la décolonisation avec des adolescents, Geronimo documente la lutte des Gilets jaunes, Tristan part à la recherche de géants… Ils n’ont pas 25 ans mais construisent déjà un monde plus juste et joyeux. Rencontres.