L'auteur : Yvan Gradis, figure de la lutte anti-pub, rédacteur du « Publiphobe », auteur de « Détruire Notre-Dame ».
Salauds de publiphobes !
Ils ont fini par avoir sa peau, à la publicité. Quand je pense à ce qu’est devenue ma vie…
Je n’y peux rien si c’est ma drogue, la publicité, depuis ma naissance au début du XXie siècle. Rien de plus gai, de plus drôle, de plus vivant, du concentré d’esprit, d’humour, sans parler des femmes, toutes plus belles les unes que les autres, à tel point, d’ailleurs, que je me suis toujours demandé pourquoi on nous les passe si vite sous le nez, dans les films, pas même le temps de se rincer l’œil.
Ah oui, c’était vraiment le bon temps, avant l’avènement de cette saleté de dictature. S’il n’en reste qu’un, de résistant, je serai celui-là. Jamais je ne prendrai ma carte au Parti publiphobe.
Publiphile je suis, publiphile je reste ! Et sans honte.
Au cinéma, par exemple, quand je suis le seul à rester, courageusement, dans la salle après le long métrage pour voir la publicité, pendant que ces moutons de publiphobes se pressent vers la sortie – parce qu’ils ont obtenu, ces ordures, que la publicité soit reléguée à la fin de la séance !
Autre nostalgie : la publicité à domicile. Ça a commencé par ces ridicules autocollants que les plus récalcitrants apposaient sur leur boîte aux lettres. A l’époque, c’étaient eux qui se plaignaient du prétendu parasitage de leur courrier par les prospectus.
Depuis qu’ils sont devenus les suppôts du nouveau régime, c’est moi le râleur : les promotions des supermarchés – ces havres de paix marchande menacés par le « commerce de proximité » – ne parviennent plus chez moi, m’obligeant à me déplacer pour me casser le nez sur… l’absence de promotions ce jour-là.
Et les « obstacles urbains » comme disent les ayatollahs, alors que, pour moi, ils meublent les trottoirs, comme le suggéraient l’appellation « mobilier urbain » en vigueur dans ma jeunesse !
Ces panneaux d’affichage double face consacrés moitié à la publicité, moitié à l’information municipale. Jadis, les belles images de la réclame, orientées vers les automobilistes, s’offraient à leur admiration fugace.
Maintenant, je dois m’arrêter, garer ma voiture où je peux, et me cacher derrière le panneau pour consommer ma drogue. Sans compter qu’ils l’ont tellement collé contre le mur, ces collabos, que je suis obligé de me faufiler, au risque d’en ressortir la chemise en lambeaux.
Quant à mon journal, n’en parlons pas. L’actualité intercalée entre les placards ne me gênait pas, ça faisait comme une aération visuelle. Sous la pression des iconoclastes, les autorités ont obligé les rédactions à regrouper la publicité dans un cahier – un ghetto ! – à la fin du numéro.
Un « cahier jetable », selon leur terme injurieux. Moi, c’est le rédactionnel que je jette, pour ne garder que le cahier. Moi, l’ennemi du gaspillage et de la perte de temps, qu’est-ce que ça peut m’agacer d’avoir à le faire chaque jour !
Ma vie quotidienne est devenue un jeu de piste, un saut d’obstacles, un parcours du combattant. Pas plus tard qu’hier, marchant dans la rue, vêtu de mon vieux maillot aux couleurs d’une chaîne états-unienne de prêts-à-manger, je suis tombé sur trois membres des jeunesses publiphobes qui m’ont houspillé avant de me dénoncer à l’agent antimarques posté un peu plus loin.
Les emballages, qui me faisaient tant rêver !
Aujourd’hui de vulgaires boîtes, étiquetées « sucre », « beurre », « cigarettes », « lessive »… Cormorans mazoutés, privés de leurs couleurs.
Les villes !
Mornes alignements de maisons ou d’immeubles. Qui se souvient des avenues d’autrefois, ces illustrés truculents où l’on pouvait suivre les aventures de héros séduisants ou comiques en sautant de « page en page » à tous les coins de rue ?
Enfin le vocabulaire.
Le présent billet, par exemple, que vous avez failli ne pouvoir lire…
Sous l’influence de l’ordre moral imposé par la tyrannie antipublicitaire, la rédaction du présent journal en avait censuré la première version : dans un certain paragraphe, j’avais eu le malheur de citer des marques tout en déplorant qu’on soit obligé, maintenant, de dire « ruban adhésif », « stylo bille », « ordiphone »… au lieu de les appeler par leurs noms commerciaux si familiers, si rigolos.
A bas la monotonie, la tristesse, l’intégrisme ! Publiphilie vaincra !
« Détruire Notre-Dame » de Yvan Gradis.