Même avec des convictions chevillées au corps, mener une grève dans la durée nécessite certaines ressources : le gréviste a toujours besoin de payer son loyer et de se nourrir. Vieilles comme la grève, les caisses de soutien qui viennent en aide financière aux grévistes se réinventent avec les plateformes internet.
Un soir de février, intérieur nuit, un espace de coworking, à Lyon. Dans les murs, beaucoup de petites structures de l’économie sociale et solidaire… « Je travaille dans l’humanitaire. Quel sens y aurait-il à faire grève ? », s’interroge Fred. « Moi, je suis à mon compte. C’est pareil, je ne vois pas ce que ça changerait ?! », questionne Gabriel, informaticien. Les deux sont pourtant engagés contre la réforme des retraites, prenant sur leur temps de travail pour aller manifester, et par ailleurs convaincus de l’importance de la grève… des autres.
Pour dépasser ce constat d’impuissance, Gabriel, avec deux associations résidentes de l’espace de coworking, Framasoft et Robins des villes, a eu l’idée d’organiser une caisse de grève : « Je sais qu’il y a pas mal d’informaticiens par exemple qui sont en conflit de valeurs. Ils sont bien payés, à leur compte. Participer à une caisse de grève leur permet de se sentir concernés, d’être solidaires, d’avoir un moyen d’agir en quelque sorte. » Donner un billet pour appuyer l’action de celles et ceux qui engageront leurs salaires dans le rapport de forces. Oui, mais à qui donner l’argent, quand on ne connaît personne directement concerné et qu’on veut soutenir le mouvement globalement, sans favoriser telle ou telle grève, tel ou tel syndicat ? »
Redistribution sous le contrôle des donateurs
Romain Altmann, salarié au Monde, est secrétaire général d’Info’Com-CGT, à l’origine de la Caisse de solidarité, une plateforme internet qui collecte les dons et les redistribue. « On a lancé un “pot commun” sur internet en 2016 pendant la loi Travail. À notre grande surprise, on a récolté 650 000 euros. Alors on a pérennisé l’outil, en mettant l’accent sur ce qui a fait son succès : transparence, et unité. » Les dons récoltés sont en effet susceptibles de soutenir tout gréviste, syndiqué ou non, du moment que sa demande d’aide reçoit une réponse favorable. C’est Info’Com-CGT et Sud Postes 92 qui instruisent les dossiers de demande, « sous le contrôle des donateurs, on y tient beaucoup », précise Romain. Les deux syndicats – qui ne peuvent pas bénéficier des dons qu’ils gèrent – affichent la provenance des fonds et la liste des bénéficiaires de la méga-cagnotte. Sur www.caisse-solidarité.fr, on voit ainsi : 3 000 euros pour les grévistes d’une entreprise pharmaceutique à Hérouville-Saint-Clair (Calvados), 5 000 euros pour les Geodis à Gennevilliers, 3 000 euros pour les Carrefour d’Annecy… La Caisse de solidarité décide du montant en fonction du nombre de jours de grèves, du nombre de salariés concernés… « On demande aux collectifs d’être transparents sur la façon dont ils comptent organiser la répartition entre eux : en fonction des salaires, égalitaire, ou en priorité à ceux qui en ont besoin. C’est leur choix, mais on tient à ce que cette décision soit prise démocratiquement. Et pour définir le montant précis du don, on essaie d’être le plus juste possible, en étant conscient qu’on ne peut malheureusement pas soutenir financièrement à 100% tous les grévistes ! »,
explique Romain.
Quatre millions reversés depuis 2016
La pratique des caisses de grève en ligne, qui s’ajoute aux caisses traditionnelles hors internet, explose. On en compterait aujourd’hui environ 400. Caisse par métier, par syndicat départemental, pour la lutte dans telle entreprise… La Caisse de solidarité reste la plus importante d’entre elles, ayant reversé depuis sa création un total de près de 4 millions d’euros, « de 5 à 30 euros d’aide par jour de grève » pour 41 386 personnes au total, précise Romain. « La Caisse » indemnise à partir du deuxième jour de grève consécutif, par manque de moyens. Tout de même, 4 millions d’euros : d’où vient ce véritable « trésor de grève » ? Qui sont les dizaines de milliers de particuliers qui ont contribué ? « On a énormément de gens qui donnent individuellement, mais pour cette campagne sur les retraites, on voit beaucoup de personnes qui organisent elles-mêmes des caisses avant de nous envoyer les fonds. »
Projections et chaîne Twitch
La plus étonnante ? Un collectif d’artisans boulangers du Pas-de-Calais. La plus branchée ? PiquetDeStream, une chaîne de télé en ligne sur la plateforme Twitch. La plus simple ? « Les collectes sur les marchés, on en a beaucoup. » Celle qui a le vent en poupe ? « La projection de films. Ces différentes façons de collecter illustrent aussi la variété des publics qui s’engagent avec les grévistes », souligne Romain.
Retour à Lyon, intérieur nuit. La projection du documentaire La Sociale, qui raconte l’histoire de la Sécu, commence*. Une trentaine de personnes a pris place, à prix libre. Le lendemain, Gabriel m’informe que 500 euros « tout pile ! » ont été collectés, et seront reversés à « La Caisse ». « Pour le conflit actuel, on a déjà collecté 360 000 euros, se félicite Romain. Les grèves reconductibles n’ont pas encore commencé, on n’a donc pas encore de demandes. Ça devrait changer à partir du 7 mars. On va montrer notre détermination financière. »
Fabien Ginisty
* La coopérative audiovisuelle Les Mutins de Pangée met à disposition un certain nombre de films et documentaires en soutien aux caisses de grève. La démarche fera l’objet d’un article le mois prochain.