Ma grande sœur était une super copine avec qui j’inventais des jeux sans mots. C’est par le regard des autres que j’ai compris peu à peu sa différence.
Elle était née sept ans avant moi. Elle s’appelait Sylvie ; moi je l’ai toujours appelée Didi. À cette époque (les années 60), on ne parlait pas de trisomie 21 et encore moins de syndrome de Down. Ma grande sœur Didi était mongolienne, gogole, handicapée mentale, inadaptée, débile… Ce sont les termes que j’entendais quand on parlait d’elle autour de moi. Je n’ai pas compris tout de suite sa différence. C’était ma sœur, une super copine avec qui j’inventais des jeux sans mots. Nous nous comprenions peut-être à la manière de deux jeunes animaux, à grands renforts de touchers et de regards.
C’est donc plus par l’attitude des autres à son égard que j’ai peu à peu compris SA différence. Je me souviens de ma mère, ou plus tard ma grand-mère, l’aidant à se laver et s’habiller, de son vélo restant toujours avec des roulettes, et puis de cette voisine du rez-de-chaussée qui la regardait comme si c’était une « bête curieuse » (expression bien imagée de ma mère), et rentrait vite chez elle quand par mégarde elle la croisait…
Elle en rajoutait en « faisant sa débile »
Le regard des autres l’a toujours poursuivie. Plus tard d’ailleurs, c’est elle qui en rajoutait en « faisant sa débile » quand elle voyait que les gens la regardaient un peu trop. Un jour au supermarché, alors que je l’avais laissée devant un rayon à m’attendre, je l’ai retrouvée au milieu d’un attroupement, tout sourire, et très fière : elle avait rempli totalement notre caddy d’une montagne de chapons.
Notre histoire ressemble à celle de ces deux frères séparés dans le film Rain Man. Quand j’ai eu 7 ans, Didi est partie vivre chez ma grand-mère, car elle pouvait me « gêner dans [mon] parcours scolaire » – ce qui était totalement faux évidemment ! Je ne la voyais plus que le week-end ; elle me manquait beaucoup. La semaine, elle était à l’IMPro (Institut médico-professionnel), puis elle fût interne en CAT (Centre d’aide par le travail), puis en MDPH (Maison départementale des personnes handicapées)… Nos jeux continuaient lors de nos retrouvailles. Des lettres inventées sur le buffet pour lui faire dire des sons, des lignes d’écriture qui dérapaient vite, des jeux de loto, et surtout du dessin et de la peinture… Puis des soirées endiablées de danse chez moi, des chansons et de la musique à fond dans ma 4L de l’époque.
Quand je suis devenue sa tutrice, nous avons pu passer plus de temps ensemble, et je l’ai vraiment retrouvée. Je lui avais acheté un sac à dos avec un kit de survie pour s’occuper : crayons, feutres, cahiers, cartes, CD, biscuits… Et je l’emmenais partout avec moi. Ce fût une sœur formidable, le plus souvent joyeuse et douce. J’ai encore le souvenir de son odeur… et de ses grands « woui » (oui) et « paki paki » (j’en ai marre, laissez-moi tranquille)… Je crois que ce qu’elle m’a transmis de plus précieux, par ses différences et ses attitudes singulières et si inattendues quelquefois, c’est avant tout le goût de l’authentique et de la communication simple, parfois hors normes… Que les échanges sont bien moins compliqués quand les jugements et l’ego en sont absents. Et aussi sans doute que la vie n’est décidemment pas sérieuse !
Lydia Robin
Sommaire du numéro 136 – Décembre 2018 :
- Édito : La rébellion des gilets jaunes
- Sociologie à la voile
- Lyon : Ils effeuillent la verveine pour les sans terre
- Kenya : Le combat d’une femme
- Gratuité : « il y a urgence à changer de civilisation »
- Livre : “les émotions animales et nous”
- Reportage : L’amap poissons, l’amap qui crée des ponts
- Diaporama : Un village expérimental en Colombie
- Les actualités : à Marseille, les murs de la colère
- GRRR ONDES : La recherche privée trouve ce qu’elle veut
- LORGNETTE : Écolo d’extrême-droite
- Élever son enfant sans argent
- Fiche pratique : Le B.A.-BA du diagnostic vélo
- C’est Noël : abonnez-vous !