À L’âge de faire, nous faisons nous-mêmes le ménage… dans une entente collective parfois houleuse. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann a étudié cette activité « faussement dérisoire », qui fait partie des socles de notre société.
Dans le coin cuisine de L’âge de faire, nous avons scotché un papier qui rappelle les tâches nécessaires au bon fonctionnement de notre vie collective. Des binômes sont désignés pour faire, à tour de rôle, le ménage mensuel : « aspirateur/serpillière, chiottes, vider poubelles+tri, frigo, nettoyage des torchons », est-il précisé. Il y a aussi « l’entretien courant », qu’il faut assurer régulièrement et qui est laissé à la bonne volonté de chacun·e : « chiottes » (encore !), « plaques de cuisson, dessus buffet, rebord évier, achat café, huile, vinaigre ».
En 2011, les six employé·es de L’âge de faire ont créé une Scop (1), à laquelle l’association de départ a confié l’édition du journal. L’une de nos premières décisions, en tant que salarié·es-associé·es, a été de rompre le contrat avec l’entreprise qui envoyait, une fois par semaine, une femme de ménage nettoyer nos locaux. Sur le moment, notre argument était que nous pouvions faire des économies en effectuant nous-mêmes ce travail simple, ce qui permettrait d’augmenter légèrement le budget destiné aux illustrations et aux journalistes pigistes.
Discussion houleuse
Aujourd’hui, nous sommes sept. Les débats entre nous, ainsi que les réflexions suscitées par les sujets que nous abordons dans le journal, ont fait mûrir notre position. Parfois, lorsque nous sommes débordé·es par les multiples tâches indispensables dans une petite entreprise de presse, l’un·e de nous se risque à proposer que l’on délègue à nouveau le nettoyage – « après tout, si ça peut donner du travail à quelqu’un… ». Mais il y en a toujours un·e pour protester contre cette spécialisation du travail dans laquelle les un·es exercent les activités les plus épanouissantes et les plus valorisées, tandis que d’autres s’usent physiquement et moralement pour un maigre salaire. Nous faisons donc notre ménage nous-mêmes parce que nous trouvons ça plus juste, plus sain, et que ça nous fait du bien d’aérer nos neurones en remettant de l’ordre après le bouclage du journal.
Une fois qu’on a dit ça… tout n’est pas (et ne sent pas la) rose. En août dernier, lors de la réunion mensuelle de l’équipe, le sujet du ménage a été mis sur le tapis par celles qui supportaient le moins la crasse dans laquelle nous nous étions installé·es… et qui, du coup, se coltinaient tout le boulot. La discussion, longue et houleuse, a été résumée en ces termes dans le compte-rendu : « Chacun décide dans son for intérieur de grandir, et d’aller vers le nettoyage de sa merde de manière à ce que les communs ne soient pas une tragédie et un nid à infections. Les tours de ménage sont réhabilités, relancés, ça va frotter. »
Depuis, ça frotte… un peu. Chacun·e a mis de l’eau dans son vinaigre, et pris conscience des différences dans nos rapports à la propreté et nos façons de prendre en charge les espaces communs.
« Une œuvre existentielle »
Ces différences portent la marque du genre… mais pas seulement, loin de là. Dans son livre Le cœur à l’ouvrage (2), le sociologue Jean-Claude Kaufmann affirme que « le ménage est une œuvre existentielle ». C’est pour lui « une activité faussement dérisoire dont le principe est en apparence très simple puisqu’il suffit, jour après jour, de remettre les choses à leur place. Le premier problème est que cette place n’est définie nulle part ». D’après le sociologue, le fait d’organiser l’espace en donnant une place aux choses fait partie des éléments sur lesquels se sont construites nos sociétés. Jean-Claude Kaufmann fait remonter à 30 000 ans avant notre ère l’un des actes fondateurs d’un « système d’ordre très complexe » : le fait de stocker les détritus (carcasses d’animaux) à l’extérieur de l’abri.
Depuis,
La danse du propre ne s’est jamais interrompue, recommencée chaque matin, par des individus entraînés dans des chorégraphies toujours plus larges et complexes […] Des guerres, des épidémies, des idées nouvelles, des inventions techniques ont bouleversé les mouvements de la danse […] Certains schémas anciens sont transmis depuis des générations, d’autres mis en sommeil, d’autres réactivés lorsque les circonstances le commandent. Quand le XIXe siècle européen crut inventer les usages de l’eau, bien des rituels de purification que l’on aurait pu croire oubliés retrouvèrent en fait leurs automatismes.
Rituels religieux et communautaires, école républicaine, enseignement ménager, magazines féminins, publicité… Ces strates se sont superposées pour former nos comportements de base, que chaque individu décline en fonction de ce qu’il a vu faire dans son enfance, de son mode de vie, de son échelle de valeurs… Pour Jean-Claude Kaufmann, « la mémoire de soi se sédimente dans les gestes les plus simples. Il faut se méfier du balai. Il nous possède autant que nous le possédons. Il cache des secrets, des trésors d’intelligence ».
Lisa Giachino
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1 – Entreprise coopérative où les salarié·es sont majoritaires en voix et en capital.
2 – Le cœur à l’ouvrage, théorie de l’action ménagère, de Jean-Claude Kaufmann, 1998 pour la première édition.
Au sommaire du numéro 149
- Édito : Frustration en terrasse / Un « pacte » qui stimule le débat communal
- Film : Marcher avec les loups / Ma petite entreprise : un restau légumes
- Femmes « Black Feminism » en Afrique du Sud / Entretien avec Francis Hallé : « Une forêt tropicale humide ne brûle pas »
- Carte des alternatives à Tours
- Actu : La fausse annonce de Castaner / Grrr-ondes : 5G, le grand mensonge de la transition énergétique / Économistes atterrés :Statistiques de la pauvreté et pauvreté des statistiques en Outre-Mer
- Lorgnettes : Intimité chez soi : les rideaux bientôt obsolètes ? / Pesticides : « On n’arrive pas à protéger les populations »
- L’atelier : Opération zéro déchet ! / Au jardin / Couture & Compagnie / Le coin naturopathie
- Fiche pratique : Faire son bokashi
Dossier 7 pages
Ménage, qui fait le « sale boulot » ?
Pour Roman, de la communauté Longo Maï, c’est « un révélateur de la qualité de vie collective ». Pour Ghislaine, employée de mairie, un métier qu’elle « n’aime pas », faute de reconnaissance. Ce mois-ci, L’âge de faire s’intéresse au ménage, dont la répartition est marquée par les inégalités de genre et de classe. En coloc, en entreprise, en famille, entre les couches sociales…
Si on partageait équitablement le « sale boulot » ?