Faire sa vidange, apprendre la trompette, découvrir la soudure, s’initier au jazz, réparer un appareil électrique, chanter, créer un meuble en bois… À Rennes, dans une ancienne ferme, l’association 3 Regards fait travailler les mains et les oreilles. Un mélange des genres qui « brise les a priori ».
De la musique au bricolage, et du bricolage à la musique… il n’y a que quelques pas. À la ferme de la Harpe, il n’en faut pas plus pour passer de l’atelier de mécanique au club de jazz. Avant la meuleuse et le saxophone, c’était pourtant la charrue que l’on maniait dans cette ferme du nord-ouest de Rennes. À partir de 1921, la bâtisse devient centre expérimental pour l’école d’agriculture de Rennes, puis pour l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). Sous la houlette d’un agronome russe, la ferme met au point une variété de topinambours, le Violet de Rennes, et surtout un blé noir adapté au climat local : la Harpe noire, qui est aujourd’hui la semence de sarrasin la plus cultivée en Bretagne. Officieusement, elle accueille aussi des réfugié·es politiques et autres gens dans le besoin. En 1969, l’Inra quitte les lieux et la ferme entame sa nouvelle vie, entre trompettes et tournevis. Oui, oui, les deux vont bien ensemble ! Démonstration en cinq actes, plus ou moins chronologiques.
Acte 1 – Le squat des gens du quartier
Période : années 60-70.
Personnages : des rockeurs (voire des punks), des gens qui font leur vidange ou bichonnent leur moteur, des musiciens de jazz, un conducteur de tractopelle, des habitant·es du quartier, un conseil municipal.
Dans les années 60-70, la ferme était à l’écart des habitations. Pratique, pour faire du bruit sans déranger ! Quand elle a été abandonnée, et même avant, « des habitants en ont pris possession. Les gens venaient bricoler leurs bagnoles. À la fin des années 70, il y avait des rockeurs qui répétaient. Je sais même pas comment ils avaient l’électricité », s’étonne Yannick, président de l’association Léo Lagrange 3 Regards.
À cette époque, de grands immeubles sortent de terre pour faire du logement de masse dans le quartier voisin de Villejean. C’est ensuite le tour de Beauregard, où est située la Harpe : zone d’activités, campus universitaire, terrains de sport… La ville de Rennes décide de raser les vieux bâtiments, mais les habitant·es ne l’entendent pas de cette oreille. « Ils sont venus devant les tractopelles pour empêcher la destruction », raconte Yannick. Ils obtiennent gain de cause en 1972 et continuent d’utiliser le lieu. En 1977, le socialiste Edmond Hervé est élu maire, et restera à la tête de la ville pendant plus de 20 ans. Il mettra en place une politique d’ouverture de lieux culturels gérés par des associations. En 1978, l’association Ferme de la Harpe est créée. Elle fait partie de la fédération d’éducation populaire Léo Lagrange.

Acte 2 – Mécanique du jazz
Période : mars 2022.
Personnages : un animateur mécanicien, des propriétaires de voitures en panne, des mécanos bénévoles, un président d’association jazzman, des artisans à la retraite, une menuisière, un métallier, des enfants…
C’est mercredi et il pleuviote. Gérard et Bérangère aident Jaouen à changer la distribution de sa voiture. Quand ils calent, ils font appel à Johan, l’animateur du garage. « Le principe de l’ouverture libre, c’est que tu viens réparer ta bagnole et que tu es censé être autonome, résume Maxime, coordinateur de la ferme de la Harpe. Mais en réalité, on a toujours besoin de poser une question ! Et si tu ne sais pas encore faire, tu suis une petite formation. »
Gérard vient régulièrement donner un coup de main en tant que bénévole. « Je bricolais à titre personnel, et je voulais découvrir la mécanique. Au fur et à mesure, on apprend… Il y a une foultitude de technologies, de modèles. On fait ça dans un esprit de partage, on ne se prend pas au sérieux ! » Bérangère a suivi un stage de deux semaines à l’atelier. « C’est hyper intéressant de faire soi-même », dit-elle. Les stages « freins-train roulant », « embrayage », « distribution » ou « mécanique générale » permettent de se perfectionner.
Face au succès du garage, l’association aimerait embaucher un second animateur pour élargir les jours d’ouverture, mettre en place des stages pour les jeunes et futurs conducteurs, et proposer des temps spécifiques aux femmes qui veulent mettre un premier pied dans la mécanique.
Derrière le garage, c’est l’atelier métallerie, lui aussi très demandé. « Depuis le confinement, tout le monde veut faire de la soudure ! », sourit Maxime. Comme le garage, la métallerie propose à la fois une ouverture libre et des formations : coutellerie à la forge, soudure à l’arc ou encore alu et inox.
À l’autre bout du bâtiment, se trouvent les ateliers de sculpture et tournage sur bois, d’électronique et d’électricité. On peut y apprendre à dépanner des appareils domestiques, mais aussi à concevoir du matériel, notamment audio.
La ferme répond parfois à des besoins pointus, comme celui de ce saxophoniste qui s’est « fabriqué un bec » pour modifier le son. Les savoir-faire et installations bénéficient également à d’autres associations. « On travaille avec les Repair Café, explique Maxime. On récupère des appareils de mesure d’électricité qu’on retape, on leur donne, et on forme les bénévoles à leur utilisation. »
Chaque mercredi, des collégien·nes manient la scie et le fer à souder sous l’œil attentif des retraité·es de l’association Outils en main, hébergée à la ferme. Sur une étagère : des chats en tuyaux de plomberie, dont la fabrication permet d’apprendre les « vrais gestes professionnels ». Les enfants s’inscrivent pour un semestre et découvrent différents métiers. Côté menuiserie, on croise aussi Camille, qui a une entreprise de fabrication de mobilier en bois de récup, et propose des cours pour adultes…
Au milieu de tout ça, il y a une grande salle avec un bar. Là, tous les jeudis depuis 1989, se tient un club de jazz. Comme pour la mécanique, le but est de démystifier et rendre accessible la pratique. « C’est une scène complètement ouverte aux pratiquants amateurs, indique Yannick. Certains se lancent tout de suite, d’autres écoutent longtemps avant d’oser. La liste de ce qui va être joué est disponible une semaine à l’avance. » La ferme propose aussi des salles de répétition, ainsi que des cours individuels et collectifs de musique. Jazz vocal, chants du monde, musique de l’Est, guitare manouche…
Au bout du compte, la clé de sol rencontre souvent la clé de 8. C’est ce qui est arrivé à Yannick : « Je suis venu jouer du saxo, mais pour partir en tournée, j’ai dû réparer ma voiture et apprendre à la bricoler ! On a un croisement entre des gens qui ont une culture ouvrière, manuelle, et d’autres qui ont une pratique considérée comme plus intellectuelle. Ça brise les a priori : les pratiques manuelles sont plus fines, et le jazz moins ésotérique que ce que l’on pense. »
Ah oui ! La ferme a aussi son dojo, qui accueille plusieurs associations d’arts martiaux. « Ici, le chalumeau est sur un pied d’égalité avec le judo », rigole Maxime.

Acte 3 – Double festival
Période : depuis vingt ans.
Personnages : à peu près les mêmes qu’à l’acte 2, avec plein d’artistes, d’artisans, de bénévoles, d’habitant·es, de salarié·es de l’association en plus.
Depuis trente ans, l’association 3 Regards met du jazz dans des endroits inattendus : le PMU, la place publique, le marché… En 2000, dans la continuité de cette action et du club de jazz du jeudi, un festival est créé. Organisé chaque année début juin, Jazz à la Harpe cherche à impliquer les adhérent·es de l’association dans son élaboration, à favoriser les rencontres entre amateurs et professionnels, à créer des passerelles avec d’autres genres artistiques…
Mais il manquait un évènement pour rendre visible le travail des ateliers techniques. C’est l’objectif d’un second festival, L’art et la main, organisé le dernier week-end de janvier. « Des artisans présentent leurs pratiques et initient le public, explique Maxime. On voulait donner à la technique une autre dimension que “bricoler des bagnoles”. On cherche à faire en sorte que tous les métiers soient valorisés. » Linogravure, électricité, broderie, plomberie, lutherie, travail du cuir, pop-up, vitrail, forge… Ce travail s’adresse notamment aux enfants et à leurs familles. « Le choix des filières techniques ne devrait pas être fait par défaut », ajoute Maxime. Plusieurs mois avant la manifestation, des ateliers sont organisés avec les écoles et centres de loisirs.
Scène 4 – Le piston qui coince
Période : mars 2022.
Personnages : un prof de musique, sept enfants et ados, un bénévole qui passe par là.
Sortez les trompettes ! C’est l’heure du Brass Band des enfants, un cours collectif ouvert aux débutants à partir de 8 ans. Guillaume, l’animateur, est le seul à regarder une partition. Il chante et rechante les notes, fait répéter leurs parties aux sept enfants et ados. « Le but est de faire découvrir la pratique des instruments aux enfants, de façon orale et à moindre coût, explique Maxime. On leur prête l’instrument. » Le tout coûte 84 euros par an. Une fois entraînée, la petite fanfare pourra jouer en public et se mêler aux adultes de l’association qui ont créé leur propre Brass Band.
Un petit garçon gigote sur sa chaise et tourne sa trompette dans tous les sens : un piston est coincé. « C’est le moment mécanique », sourit Guillaume, avant d’interpeller un bénévole qui passe par là : tu peux amener la trompette à l’atelier, qu’ils décoincent le piston ? »

Scène 5 – La scène à pédales
Période : 2020-2022.
Personnages : Un coordinateur d’association, qui est aussi sonorisateur et éclairagiste. Les techniciens de la ferme. Des fabricants de vélos et de remorques.
Maxime n’est pas peu fier de la Triplette de Beauregard. « Elle combine tous les savoir-faire présents dans cette structure », souligne-t-il. L’idée est née pendant le premier été après le confinement, lorsque les grands rassemblements, et donc les spectacles avec un large public, étaient interdits. « On a voulu une structure mobile avec régie, pour faire plein de petites jauges dans le quartier. » Les ateliers deux roues, menuiserie ou encore électricité sont mis à contribution. « On a bricolé un triporteur récupéré, il était lourd comme une vache… mais le projet nous a semblé délirant. »
Lors du second confinement, l’association a fignolé ses plans et fait appel à trois entreprises de la région : Ili Cycles, qui fabrique des vélos cargos, la coopérative Tout en vélo, spécialisée dans les remorques utilitaires, et R’Flight, qui produit des caisses pour le matériel technique. Résultat : un gros vélo, sa remorque et ses coffres, qui peuvent transporter 150 kg à l’avant et 300 à l’arrière. La scène peut être dépliée en quelques minutes par une seule personne, le matériel de sono fonctionne sur batterie… Le tout a coûté 13 000 euros, y compris la table de mixage, la batterie qui tient dans un mouchoir de poche, et le piano numérique. Ce « plateau technique mobile et autonome » permet d’organiser des spectacles et animations facilement, sans avoir besoin de branchements électriques. « On peut aussi l’adapter pour faire des projections, transporter des jeux, une table de ping-pong, faire des galettes ou un stand de maquillage, énumère Maxime. Maintenant, il nous faut former nos sonorisateurs au pilotage, et le mettre à disposition des associations du quartier. La semaine dernière, on a suivi des gamins qui avaient un projet de slam. » Quand on vous dit que musique rime avec mécanique.
Lisa Giachino