Selon l’idéologie néolibérale, les dépenses de psychiatrie sont des dépenses inutiles, pour des gens inutiles – voire dangereux. Protocoles, certifications… On réduit le temps dédié à la relation avec les personnes, on enferme de plus en plus, et on augmente les doses de médicaments. Les soignants en perdent le sens de leur travail.
En juin 2018, sept salariés de l’hôpital psychiatrique du Rouvray, à Rouen, ont fait une grève de la faim de 14 jours, et même de 18 pour Thomas, un infirmier de 50 ans. Au même moment, au Havre, cinq femmes et deux hommes, infirmiers et aide-soignants grévistes, campaient sur le toit de leur établissement. À Amiens, le collectif « Pinel en lutte » a occupé nuit et jour, pendant trois mois, le campement installé devant l’hôpital psychiatrique Philippe Pinel. Blouses noires du Rouvray, perchés du Havre, grévistes de Niort, Lyon, Saint-Étienne… Tous se sont battus pour les mêmes raisons. Ils n’avaient aucune revendication salariale mais dénonçaient la dégradation de la prise en charge des malades et demandaient des postes pour travailler « dans la bientraitance et la bienveillance ».
Ces soignants avouaient perdre le sens de leur travail, à en devenir malades. « Le manque d’effectifs fait que par confort, on augmente la dose de médicaments et je suis le premier à le faire, reconnaissait Jean-Yves Herment, infirmier, délégué syndical CFDT et gréviste au Rouvray (1). On attache les gens parce qu’on n’est pas assez nombreux. »
Marie (2), également infirmière au Rouvray, a expliqué :
« On nous a demandé de ressembler de plus en plus à l’hôpital général avec des prises en charge très balisées, sauf que c’est pas ça, en fait, la psychiatrie. C’est quelque chose de beaucoup plus humain, plus aléatoire. En psychiatrie, c’est une affaire de temps, une affaire d’espace. C’est très différent. »
« On a protocolisé le soin psychiatrique, qui est le soin du rapport à l’autre. On nous demande des certifications, des codages avec des logiciels que plus personne ne comprend, déplore amèrement Jean-Yves Herment. On est considéré comme un bon infirmier si on remplit bien la grille du bon feuillet, du bon volet. Par contre, le temps passé avec le patient n’est même plus considéré comme du travail à part entière. »
« La rage des évaluations »
« Que s’est-il passé pour que la volonté d’être “humain” doive être défendue par des soignants face à l’État ? », s’interroge Mathieu Bellahsen, psychiatre et auteur du livre La révolte de la psychiatrie (3). Dans les années 80, on a commencé à gérer l’hôpital général avec les outils du management néolibéral et à évaluer ses performances, analyse l’auteur. Il a été possible de connaître la production de chaque hôpital et son coût, ce qui a conduit, dans les années 2000, à la tarification à l’activité. « Ce mode de calcul, qui privilégie les actes techniques et quantifiables, délaisse les activités de suivi et d’échange avec le patient », affirme-t-il. La psychiatrie a été rattrapée par ce système de management. Et des banques de données, issues d’établissements et de services de psychiatrie, ont été constituées.
« Dans l’esprit du néolibéralisme dominant, la folie est quelque chose qu’il faut neutraliser […] et gérer au coup le plus bas possible : les dépenses en psychiatrie sont dans cet esprit des dépenses inutiles, faites pour des gens inutiles. D’où la rage des évaluations, des certifications en tout genre, les tarifications à l’acte qu’on impose de plus en plus aux soignants », écrit le journaliste Patrick Coupechoux (4). Cette logique comptable et technocratique a conduit la psychiatrie à se détourner des sciences humaines, intéressées par le parcours et l’environnement de l’individu, pour privilégier l’approche biologique.
Patrick Coupechoux constate :
« Ainsi le fou n’est plus un sujet unique avec qui il faut nouer une vraie relation, mais un cerveau malade qu’il faut “scanner”, un patrimoine génétique qu’il faut décrypter, une succession de troubles du comportement et une série de symptômes qu’il faut éradiquer pour revenir au plus vite à la norme. »
Climat sécuritaire
Ce traitement de la folie, « qui n’a plus sa place dans notre monde », s’accompagne d’un climat sécuritaire qui pèse sur les malades. Parmi les mesures récentes, la publication, le 7 mai 2019, d’un décret qui autorise le croisement du fichier Hopsyweb, des personnes hospitalisées sous contrainte, avec le fichier des personnes suspectées de terrorisme. Malgré les recours engagés par le Centre de réflexion et de proposition d’actions sur la psychiatrie et l’Unafam (association de parents de malades), le Conseil d’État a estimé que ce croisement de fichiers représentait un intérêt pour la sûreté de l’État qui justifiait de déroger aux dispositions de droit commun.
Ce tournant sécuritaire avait été pris par Nicolas Sarkozy, déjà, en 2008. Dans son discours du 2 décembre à Anthony (Hauts-de-Seine), il n’avait pas hésité à agiter la peur du « malade dangereux », appelant le durcissement des conditions d’hospitalisation en psychiatrie (5). Exploitant l’émotion légitime liée au meurtre d’un jeune homme à Grenoble, poignardé en pleine rue par un malade en fugue de l’hôpital psychiatrique de Saint-Égrève, le président de la République avait annoncé un plan de sécurisation de l’hôpital psychiatrique (installation d’unités fermées sous vidéo-surveillance, aménagement de chambres d’isolement, création de nouvelles unités pour malades difficiles…) dont bon nombre de mesures ont été réalisées.
Après avoir fait preuve d’ouverture dans les années 60-70, la France est devenue progressivement le pays européen qui enferme le plus. Le recours à l’isolement et à la contention (fixation d’un patient à un lit ou une chaise) des personnes hospitalisées sous contrainte est fréquent, et en nette augmentation. La manière dont ces contraintes physiques sont mises en œuvres « est souvent humiliante, indigne, parfois dangereuse », a dénoncé Adeline Hazam, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, dans un rapport consacré à ce sujet et publié en 2016 (lire p. 7).
La psychiatrie se déshumanise et perd son hospitalité. Le contexte est sombre, mais il reste quelques îlots où le soin garde toute son humanité, comme le centre Antonin Artaud (lire p. 8 et 9) ou la clinique non lucrative de la Borde. Des collectifs et des associations défendent également les droits des patients. Mais jusqu’à quand pourront-ils résister ?
Dossier réalisé par Nicole Gellot
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1 – « Le téléphone sonne », France Inter, 24 septembre 2019.
2 – Là bas si j’y suis. Qui cache son fou meurt sans voix : la psychiatrie en lutte. 25 septembre 2018.
3 – La révolte de la psychiatrie, les ripostes face à la catastrophe gestionnaire, Mathieu Bellahsen et Rachel Knaebel, éd. La Découverte.
4 – Le Monde diplomatique, décembre 2012.
5 – Selon Jean-Louis Senon, enseignant en criminologie et cité par Patrick Coupechoux, seulement 2 à 5 % des auteurs d’homicides sont atteints de troubles mentaux. Les malades mentaux sont
en revanche 17 fois plus victimes de crimes et de délits que le reste de la population.
Numéro 154 – Septembre 2020
Psychiatrie, c’est grave docteur !
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Dossier 6 pages : Psychiatrie, c’est grave docteur !
Emprise des neurosciences, gestion néolibérale, enfermement, contention, médicaments… La psychiatrie perd son hospitalité et sa capacité à mettre en œuvre le soin relationnel. Il reste cependant des lieux qui échappent à cette transformation à marche forcée. On y pratique une psychiatrie humaniste, reposant sur l’écoute et la pratique de la psychothérapie institutionnelle. Mais jusqu’à quand ?