Lecteurs de plus de 30 ans, peut-être vous souvenez-vous de cet émerveillement devant le spectacle des lucioles, par une nuit d’été. Vous regrettez sûrement ces moments. Rassurez-vous : vos petits-enfants, eux, ne les regretteront pas, puisqu’ils ne les auront jamais vécus !
Ce phénomène est appelé le « glissement du point de référence ». Il a été conceptualisé par Daniel Pauly, un spécialiste des ressources halieutiques : dans une famille de pêcheurs, si l’on demande au grand-père et au petit-fils de décrire une « grosse prise », on constatera que la « grosse prise » du petit-fils est plus petite que celle de son aïeul. Cela traduit la baisse globale de la taille des poissons au fil des générations. Mais le petit-fil n’en a pas conscience, puisque son point de référence n’est pas le même que celui de son grand-père.
Depuis, ce phénomène de « glissement du point de référence » a été généralisé en sciences sous le nom d ’« amnésie environnementale » : par l’expérience sensible, chaque génération a ses propres repères qui deviennent ses points de référence, sans prendre en compte les repères de la génération précédente. Ainsi, nous avons l’impression que notre époque est au cœur de l’effondrement environnemental. Il est vrai qu’actuellement, beaucoup d’écosystèmes, en particulier dans les zones tropicales et équatoriales, sont ravagés. Mais en Occident, l’effondrement n’a-t-il pas déjà eu lieu ? Qu’en était-il des populations de lucioles il y a un siècle ? Il y a 300 ans en Amérique du Nord, par exemple, « Il y avait des bisons par milliers, des pigeons par milliards, les colonies de castors foisonnaient, et les ouvriers agricoles faisaient insérer dans leurs contrats une clause limitant le nombre de repas hebdomadaires où ils auraient à manger saumon et coq de bruyère. » À l’Antiquité maintenant : Platon écrivait, à propos des forêts : « Ce qu’il en reste aujourd’hui comparé à ce qu’il y avait autrefois est comme le squelette d’un homme malade. » Encore, à la moitié du XIXe siècle en France, le naturaliste Marcel de Serres décrivait une multitude d’oiseaux migrateurs difficile à imaginer aujourd’hui. (1) Tout n’est pas foutu. À l’exception du climat, la nature se relève vite, à condition qu’on la laisse un peu tranquille.
Et il y a d’autres domaines pour lesquels le glissement des points de repères est plus réjouissant. Ainsi, nos aïeux pas si lointains trouvaient « normale » l’exhibition des populations colonisées lors des expositions coloniales ; beaucoup d’entre eux ne voyaient également rien à redire à ce que les femmes n’aient pas le droit de vote ; quant à la conscience environnementale, « nettoyer » le jardin avec de la chimie mortifère ou balancer l’huile de vidange à la rivière ne posait absolument aucun problème à mon grand-père.
Ainsi, ce qui paraît normal aujourd’hui est pourtant totalement fragile sur le temps long. Notre époque est tellement propice à des changements rapides que l’on peut se demander, voire s’inquiéter des points de référence qu’auront les générations dans un demi-siècle, elles qui n’auront peut-être jamais vécu de moments dans l’espace public sans être épiées par des caméras fixes et des drones, des moments durant lesquels on n’est « pas joignable », le confort de la Sécu, les étés sans canicule, sans masque… Peut-être que ce qui nous paraît insupportable aujourd’hui leur paraîtra normal.
Peut-être pas ! Car il ne tient qu’à nous de donner d’autres points de référence : de faire de la liberté de ne pas être fiché une liberté fondamentale par exemple, ou encore de s’opposer à la numérisation de nos vies. Le fait de vivre « dans un monde qui bouge » nous donne une responsabilité plus grande encore vis-à-vis des générations futures, car nous savons, par l’expérience, tout ce dont cette surveillance et cette numérisation nous dépossèdent. Or, ces expériences sensibles, les générations futures ne les vivront peut-être pas. Elles ne verront donc pas « où est le problème ». Faisons aussi en sorte que les générations futures se demandent, d’un œil amusé, en contemplant des lucioles qui seraient revenues, pourquoi nous tenions tant à nos piscines individuelles et à nos grosses voitures.
Fabien Ginisty
1 Les exemples suivants (et l’idée de cet édito) sont tirés d’un superbe point de référence : le livre Le bonheur était pour demain, de P. Bihouix, édité au Seuil en 2019.