Il y a les puissants lobbies du lait qui industrialisent la production de fromage, l’agriculture productiviste qui bousille la nature, et les politiques qui encouragent ce foutu système. Oui, mais. Pendant un an, j’ai vadrouillé dans toute la France pour rencontrer des paysan·nes passionné·es qui veulent sauver notre frometon. Mon bouquin sur le vrai bon fromage est sorti de terre.
Je ne suis pas chauvin, mais la France est quand même la reine des fromages. Aujourd’hui encore, presque tous les gourmands ne délaisseraient pour rien au monde le précieux clacos. C’est l’intouchable des tables. Le truc qu’on étale sur le pain, le bidule qui fond sur les patates, la chose qui accompagne le canon de rouge. On en est pas peu fiers de notre frometon qui pue. Le hic, c’est encore et toujours ce foutu pognon. Avec le temps, le fromage a suivi le mouvement. C’est devenu le symbole de l’industrialisation de l’agriculture, des normes à outrance, des labels et des règles qui asservissent les paysans et tuent leur créativité. Avant, on avait un Saint-Nectaire par ferme. Maintenant, on en a un par AOP. Tout est normalisé, standardisé pour produire plus, vendre plus. Et inonder les rayons de supermarchés.
Les vendeurs de pesticides, de gros tracteurs, les inséminateurs, les politiques, la grande distribution, les multinationales de l’agroalimentaire et de la chimie ont mécanisé le travail, bricolé génétiquement les animaux et transformé les paysages. On les a vus comme les sauveurs d’une profession précaire aux reins cassés. Et au final, on trouve dans nos assiettes un fromage bien souvent pasteurisé, aseptisé et sans goût qui signe un arrêt de mort. La fin des paysans. On a le fromage que le système veut bien nous donner. Comprenez : que les industriels, les très gros exploitants agricoles et le petit personnel politique veulent bien nous faire avaler. Une grande majorité de consommateurs bouffe du fromage acheté en supermarché. Les marques ne manquent pas dans les rayons frais. Pas une n’oublie de suivre l’air du temps. Elles se mettent au bio ou au fromage végétal pour essayer d’aller chercher de nouveaux acheteurs. La distinction du caddie. Nos changements de consommation suffiront-ils à changer nos pratiques agricoles et révolutionner le frometon ?
Biberonnés aux produits laitiers
J’en veux à tous les ministres de l’agriculture qui ont laissé faire les multinationales depuis des décennies. Je vous en veux, oui. C’est de votre faute si mon neveu boude un morceau de Laguiole ou de Fourme d’Ambert acheté chez ma fromagère et qu’il préfère ouvrir une boîte en carton, déchirer un opercule en alu et poser l’emballage en plastique sur la table, avant de tremper du gluten en barre dans du Kiri goûter. Cette pâte blanche sans goût qui se vend dans tous les supermarchés. Je vous en veux. Vous avez tué nos goûts. C’est de la merde et on en redemande.
C’est le cas de le dire : dès qu’ils mettent un pied dans le monde des grands, nos enfants sont biberonnés aux produits laitiers. Depuis des dizaines d’années, les politiques et les lobbies mettent le paquet pour les inciter à en consommer. Une douce propagande s’est installée à l’école, à la télé et désormais sur les réseaux sociaux. En 1954, le président du Conseil Pierre Mendès France instaure le verre de lait quotidien à l’école. Dans les carnets de santé des années 60, les autorités de santé poussent les parents à faire boire du lait à leurs enfants pour leur croissance. Le but est de lutter contre la dénutrition, l’alcoolisme, mais aussi de développer la filière laitière. En 1976, l’Europe subventionne également la distribution de lait dans les écoles. Cinq ans plus tard, trois spots de pub nous arguent que « les produits laitiers sont nos amis pour la vie ». Dans l’un d’eux, précurseur d’un féminisme redoutable, on peut y apercevoir une femme qui danse en chantant à tue-tête, avec trois fromages animés : « C’est poussée par tous les fromages que je trouve la force de faire le ménage. »
Frometon is not dead !
Ceux qui se cachent derrière cette communication savamment rodée ne sont ni médecins ni enfants de chœur. C’est le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (Cniel). Plus de la moitié de son budget est consacrée à la « communication et la promotion ». Soit environ 20 millions d’euros en 2018, dont 500 000 sont destinés à la com’ digitale. Sur leur site internet, on peut guetter plusieurs rubriques comme « Lait’flix », « Oh my Milk » qui donne des conseils pour cuisiner les produits laitiers ou les « Stories », avec des youtubeurs à la mode comme le vidéaste Mister V. Tout ça pour rendre les produits laitiers « funs » aux yeux de nos mômes. L’organisation regroupe quatre collèges : tout d’abord les producteurs, représentés par la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL) directement issue du syndicat majoritaire FNSEA. Mais aussi les coopératives laitières, représentées par le président du Conseil d’administration de la méga-coopérative Sodiaal. Puis, les industries laitières privées, dirigées par le directeur adjoint de Savencia, un groupe agroalimentaire aux 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuels. Et enfin le collège du commerce, de la distribution et de la restauration, qui regroupe la grande distribution et les grosses enseignes alimentaires.
Mais je répète : « la France est quand même la reine des fromages », comme le chantait Brigitte Fontaine en duo avec le groupe Noir Désir. Alors, je suis allé voir si tout était bien fini. Dans le Jura, en Alsace, dans le Puy-de-Dôme, en Bretagne, en Ariège, j’ai rencontré des gens heureux d’avoir moins. Des femmes et des hommes passionnés des bêtes et de la nature. Des mordu·es du vivant. Qui font le fromage qu’ils veulent et qui luttent pour que ça continue. Une petite poignée d’irréductibles optimistes qui veut continuer de rêver et ne rien s’interdire. Alors, prenez votre baluchon et venez faire le tour de France du fromage paysan. Embarquez. Frometon is not dead !
Clément Villaume
Dessin : Claire Robert, pour L’âge de faire