Un procès au pénal contre la plateforme de livreurs à vélo Deliveroo s’est tenu du 8 au 16 mars. C’est la première fois en France qu’une entreprise « d’ubérisation » est poursuivie au tribunal correctionnel pour travail dissimulé. Est-ce le début de la fin pour ce modèle économique fondé sur la suppression des acquis sociaux ? On en parle avec Édouard Bernasse, co-fondateur du Clap, le Collectif des livreurs autonomes de Paris, qui était partie civile.
L’âge de faire : Pourquoi Deliveroo était poursuivi ?
Édouard Bernasse : C’est le fondement même de l’ubérisation qui était poursuivi. Ces boîtes obligent leurs travailleurs à prendre le statut d’auto-entrepreneur, car cela les exempte d’assumer les responsabilités, en particulier le paiement des cotisations sociales. Pourtant, il y a un lien de subordination très fort entre les plateformes et ces travailleurs. C’est donc du salariat déguisé, du « travail dissimulé », et cela constitue un délit. Pour ce procès, l’Urssaf a évalué à plus de 6 millions d’euros le montant des cotisations sociales éludées par Deliveroo pour la seule période 2015-2017.
Vous étiez livreur Deliveroo. Comment s’exprime ce lien de subordination au quotidien ?
E.B. : C’est quelque chose de global, tu es le maillon d’une organisation envers laquelle tu es complètement dépendant, qui peut te « déconnecter », c’est-à-dire te virer du jour au lendemain. On te demande d’être souriant, de porter la tenue, de bien garer ton vélo, etc. Et tu peux être sanctionné si tu ne respectes pas ces directives, ou si tu travailles moins rapidement que tes « collègues ». Si tu attends plus de 10 minutes une commande, ou si tu traînes à livrer pour une raison X ou Y, tu reçois un coup de téléphone du « dispatch » pour te demander ce que tu fais… Tu es mis en concurrence avec les autres : on va te proposer, ou pas, de t’inscrire sur les meilleurs créneaux selon ton degré d’« engagement ». Pour une même course, il y a des différences de rémunération. On ne sait pas comment est fixé le prix de la course. Et tout cela, sans contrat de travail.
Lors de ce procès, la procureure a requis le maximum contre Deliveroo : 375 000 euros d’amende, et des peines de prison avec sursis pour les dirigeants. Est-ce qu’il y a aura un « avant » et un « après » ce procès ?
E.B. : Le jugement sera prononcé le 19 avril. On n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise, mais il y a de grandes chances que Deliveroo soit condamné. Si c’est le cas, il s’agira d’une première condamnation pénale pour une entreprise d’ubérisation, qui fera jurisprudence : il y aura une présomption de salariat pour les livreurs qui demanderont une requalification de leur contrat aux prud’hommes alors qu’aujourd’hui, il faut qu’ils le prouvent au cas par cas.
Enfin, imaginez-vous être un jeune manager fraîchement sorti d’une école de commerce. On vous a inculqué l’idée que l’exploitation d’auto-entrepreneurs était l’alpha et l’omega, qu’on pouvait contrôler des travailleurs sans les embaucher. Désormais, la justice dit : « Tu veux ubériser ? Tu risques la prison. » Tu réfléchis peut-être à deux fois avant de lancer ta start-up…
Il y a actuellement une proposition de directive européenne afin d’attribuer une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes, différentes législations nationales qui vont déjà dans ce sens, ce procès en France… On se dit que le combat contre l’ubérisation est plutôt bien engagé ?
E.B. : Oui, mais il est encore en cours. L’ubérisation ne concerne pas que les livreurs et les VTC. On voit moins les services à domicile, les déménageurs, les boîtes de « mise en relation » comme StaffMe qui font de l’intérim sans contrat de travail… Il serait idiot de considérer qu’on a déjà gagné alors qu’il n’y a jamais eu autant de travailleurs ubérisés ! 28 millions au sein de l’Union européenne ! On va donc vers un mieux en termes de rapport de forces, mais ces entreprises ne lâcheront rien. Et elles peuvent encore compter sur des gouvernants qui cherchent à conforter leur modèle, en particulier le gouvernement français actuel, cité en exemple par les lobbyistes de l’ubérisation à Bruxelles.
Propos recueillis par Fabien Ginisty