L’artiste plasticienne, auteure et journaliste kurde Zehra Doğan a été emprisonnée pendant 600 jours en Turquie après la sévère vague de répression de 2016. Dans les geôles du régime d’Erdogan, cette féministe a continué à créer et lutter. Elle est sortie de prison en février 2019.
« Afirandin û Berxwedan, ev jiyîne », dit-on en kurde. « Créer et résister, c’est vivre. » Voilà comment on pourrait résumer sa vie. C’est à Diyarbakır (Amed, en kurde), que Zehra Doğan est née en 1989. Durant son enfance, elle se souvient d’une atmosphère très politique qui régnait dans cette ville. « C’est toujours le cas aujourd’hui. Toute la population de Diyarbakır, et les Kurdes de toute cette région en général, sont politiquement très conscients et actifs dans la lutte. Quand on grandit dans ces conditions, très jeune, on fait partie de cette tradition de résistance. »
Dès ses 17 ans, elle « a été mise en garde-à-vue pour avoir jeté des pierres et condamnée à 6 mois de prison avec sursis ». Sa mère, « une belle femme, chaleureuse, intelligente, très forte » est très attachée à sa terre natale : « Sa vie est un roman entier. J’ai toujours voulu écrire sur elle, écrire les contes, les légendes et les histoires de vies réelles qu’elle me racontait quand j’étais petite… »
Arrêtée en juillet 2016 puis en juin 2017, Zehra Doğan est accusée de « propagande pour une organisation terroriste » par les autorités turques. Notamment pour une peinture représentant les destructions de l’armée turque dans la ville de Nusaybin.
Mais la jeune femme ne cesse de se battre pour l’émancipation, même derrière les barreaux. Avec le sentiment étrange qu’elle est plus libre et plus heureuse en prison qu’à « l’extérieur ».
Solidarité entre prisonnières politiques
Les gardiens de prison lui confisquent souvent son matériel de création, mais l’artiste trouve toujours un moyen de se défaire de ses chaînes. Elle bricole des pinceaux avec les cheveux que lui offrent ses co-détenues. Elle confectionne des pigments avec les restes de repas ou avec ses règles menstruelles et se fait un « atelier ».
Ce qui l’inspire surtout : les récits de vie des prisonnières. « Nous étions des femmes de tous âges et de tous milieux. Il y avait aussi bien des journalistes, politiques, auteures et poétesses, que des ouvrières, agricultrices, bergères… Les prisonnières politiques sont toujours très organisées. Dans les prisons, il y a une vie communale où tout est partagé. Cela concerne aussi bien les choses triviales que les joies et les peines, et surtout les connaissances. Les moments réservés aux lectures, échanges et débats, sont très formateurs, mais aussi liants », détaille Zehra Doğan.
À travers les rires, les ateliers de peinture, les discussions interminables sur la philosophie, l’histoire, la religion, le féminisme ou la révolution, Zehra Doğan se lie d’une profonde amitié avec bon nombre de ces femmes. Pour plusieurs d’entre elles, parler leur langue maternelle, le kurde, constitue en soi une façon d’exister, de lutter.
« Ce serait très douloureux et difficile de supporter la captivité, sans ces bases humaines. Cette “obligation” de vivre ensemble et enfermées, devient presque un avantage, grâce au principe de vie collective et au respect de l’autre. C’est vital, car les conflits se régulent ainsi, les soutiens se renforcent et les amitiés se solidifient. »
Dans ses lettres de prison, l’auteure écrit que « pour une personne qui n’a pas de raison de vivre, la geôle est difficile, très difficile même. Mais ma raison de vivre est puissante. Alors pour moi, ces murs deviennent, chaque jour qui passe, de plus en plus immatériels ».
« Quand j’avais 17 ans, j’ai déjà été mise en garde-à-vue pour avoir jeté des pierres. J’ai été jugée et condamnée à 6 mois de prison avec sursis à l’époque. »
Zehra Doğan
L’artiste plasticienne kurde a publié en 2019 Nous aurons aussi de beaux jours, traduit par Naz Öke et Daniel Fleury, Éditions des femmes Antoinette Fouque.
Des mots qui raisonnent avec ceux d’une autre féministe, l’anarchiste Emma Goldman (1869-1940). À propos de la prison, cette militante acharnée écrit dans ses mémoires : « Elle m’avait aidée à découvrir cette force qui dormait en moi, la force de tenir debout. » La militante kurde acquiesce : « Je pense que nous avons toutes deux eu ce ressenti, pourtant deux femmes différentes, de temps différents, dans des lieux différents, mais emprisonnées et déterminées à lutter, toutes les deux… Je pense que nous sommes très nombreuses à le ressentir ainsi. Et même sans se connaître, nous sommes quelque part liées, les unes aux autres. »
Un journal féministe et écolo… en prison !
Co-fondatrice d’une agence de presse entièrement féminine, Jin news, Zehra Doğan a également été une des premières journalistes à interviewer les femmes yézidies ayant échappé à Daesh. Dans cet élan vital de créativité collective, elle créée aussi avec d’autres journalistes emprisonnées le journal Özgür Gündem – Zindan (Actualités libres – éditions geôle). Ce 8 pages artisanal réalisé avec ses amies prisonnières parle des femmes, de politique, de culture, d’arts et d’écologie. Dessins et caricatures illustrent les textes.
« Comme la plupart des journalistes étaient en prison, nous nous sommes dits : “faisons donc notre journal à Mardin”. Nous parlions du quotidien des prisonnières. Et nous avons fait en sorte qu’il puisse sortir des murs de la prison. »
Zehra Doğan
« Comme la plupart des journalistes sont en prison, nous nous sommes dits : “faisons donc notre journal ici dans la prison de Mardin, où le matériel de loisir n’était pas interdit” », explique Zehra Doğan, parlant d’une organisation « comme dans un vrai journal qui se respecte. Bien évidemment nous sommes allées chercher les informations là où nous pouvions : la prison. Nous parlions du quotidien des prisonnières. Le journal fini ne pouvait pas circuler dans la prison car nous l’avions produit en cachette. Nous avons fait en sorte qu’il puisse sortir des murs de la prison. Sa “parution” a été relayée par les médias ».

En dépit de la furie de l’administration de la prison et des surveillances plus sévères, un deuxième numéro voit le jour et la rédaction clandestine parvient également à le faire évader. L’artiste-journaliste-militante raconte qu’« à l’extérieur, ces deux numéros uniques ont été perçus d’après mes amis comme “une belle leçon de résistance” et considérés comme deux pièces précieuses et uniques de l’histoire de la résistance dans les prisons en Turquie».
Sortir de prison et quitter ses amies représente certainement le moment le plus douloureux de la vie de Zehra Doğan. « Je suis encore en contact avec celles qui sont toujours emprisonnées. Nous échangeons des lettres. J’appelle leur famille, pour prendre des nouvelles. Je suis aussi en contact avec celles qui ont retrouvé leur liberté, comme moi. Nous nous parlons très très souvent. »
« La lutte des femmes est un défi qui apporte de l’espoir au monde »
L’artiste a publié son aventure épistolaire avec la journaliste Naz Öke basée à Paris. Dans Nous aurons aussi de beaux jours, elle écrit : « Je pourrais te raconter tout ce qui se passe ici mais les mots me manquent pour te parler du chant des femmes. Pourtant, leurs voix qui s’élèvent depuis ces quatre murs et s’accrochent aux barbelés sont celles qui expriment le mieux l’emprisonnement. Ces voix, que la pluie accompagne, nous frappent au visage et chantent la révolte de l’emprisonnement, dans toute sa nudité. »
Pour Naz Öke, journaliste au magazine Kedistan, « Zehra est une personne très attachante. Depuis sa prison, elle m’a fait réfléchir, m’a appris, m’a poussée à avancer. Nous nous sommes connues réellement par correspondance et rapprochées. » Pendant la période où l’artiste s’est réfugiée à Istanbul, lors de sa libération conditionnelle, « nous avons eu l’occasion de discuter en vidéoconférence, et, en buvant des thés, à des milliers de kilomètres l’une de l’autre. C’est à cette période que nous avons imaginé faire évader ses œuvres et organiser des expositions en Europe ».

À présent en résidence à Londres, Zehra Doğan réalise des œuvres à partir de ce qu’elle avait esquissé en prison. « Je vis en mode nomade, je travaille et voyage beaucoup. Je ne suis pas réfugiée, je n’ai pas demandé asile. » Son engagement artistique va incontestablement de pair avec la lutte pour les Kurdes et pour l’émancipation des femmes, car « l’émancipation de la société du système patriarcal constitue une matrice pour toutes sortes de luttes contre les inégalités et l’oppression. La lutte des femmes est un défi qui apporte de l’espoir au monde ».
Au Rojava (nord de la Syrie), les femmes sont « au-devant de la résistance et de la révolution. C’est la première fois que dans une région traditionnellement très patriarcale comme le Moyen-Orient, le renouveau est mené par les femmes kurdes ».
Comme une illustration de son désir de vivre, l’un de ses « souhaits les plus chers » est de retrouver au Kurdistan ces « terres auxquelles j’appartiens, dont je me ressource ». Malgré les risques, « je sais qu’un jour, tôt ou tard, je retrouverai ma maison, ma famille, mes ami·es, mes collègues, la terre et le ciel entre lesquels j’ai grandi. Ce qui me manque en ce moment, et de plus en plus, sont ma maison et mon quartier, et celles et ceux qui y vivent ».
Nicolas Richen
Traduction : Kedistan
Numéro 150 – Mars 2020
Jeunes des années 2020
1 / Edito : le débat tronqué sur la police municipale / Saillans, ou la démocratie expérimentale
3 / Bière + pain : la brewlangerie !
4 / Femmes en lutte une création collective contre les meurtres d’amérindiennes / Entretien enseignement : « La profession n’a jamais été aussi énervée ! »
5 / Projet Iter / Lessive à la cendre
6 / 7 Reportage / la nouvelle vague des magasins participatifs / Carte
12 /13 / Carte de la presse pas pareille
14 /15 / Actu / Assange / Huile de palme, le gouvernement plie face à Total
Économistes atterrés : Réforme des retraites : quand la technocratie prend la main
16 / 17 / Lorgnette Zehra Doğan : l’art et la liberté plus forts que toutes les chaînes /
Livre : 5G mon amour, extrait
18 / L’atelier Opération zéro déchet ! / au jardin / Couture & Compagnie / Le coin naturopathie
20 / Fiche pratique La tour à patates
21 / Diffusez L’âge de faire dans les campings.
Dossier 4 pages : Jeunes des années 2020
Muriel est partie avec trois sous en poche en Palestine pour y rencontrer des paysans, Billel fait des maraudes pour porter des repas aux sans-abri, Noémie organise des ateliers autour de la décolonisation avec des adolescents, Geronimo documente la lutte des Gilets jaunes, Tristan part à la recherche de géants… Ils n’ont pas 25 ans mais construisent déjà un monde plus juste et joyeux. Rencontres.