En 1871, la population de Paris s’est défendue contre l’extérieur tout en organisant l’économie de la ville. Elle s’est auto-gouvernée par des réunions collectives quotidiennes, et l’élection de délégués révocables qui devaient rendre compte en permanence aux citoyens de base.
Paris, 1882. Un banquet réunit d’anciens membres de la Commune. Après l’exil, la prison ou le bagne en Nouvelle-Calédonie, beaucoup se retrouvent sans travail, parfois sans famille. Pour se soutenir mutuellement, faire vivre la mémoire de ce qu’ils ont vécu et le souvenir de leurs ami·es mort·es sur les barricades, ils créent une association de solidarité : la Fraternelle.
Paris, 2019. Après avoir traversé des périodes de sommeil, l’association vit toujours sous le nom Les amies et amis de la Commune de Paris-1871. Dans son petit local du 13e arrondissement, elle reçoit les personnes qui s’intéressent à cette période, et prépare ses actions : fêtes, commémorations, expositions, interventions dans les écoles… « Comme nous sommes reconnus en tant que mouvement d’éducation populaire, des enseignants nous sollicitent, explique Françoise Bazire, secrétaire générale.
Des étudiants consultent notre bibliothèque. Et puis, beaucoup de Gilets jaunes sont venus nous voir car ils voulaient qu’on leur parle de la Commune. C’était la même chose au moment de Nuit Debout. C’est important que les gens s’aperçoivent qu’ils sont capables de prendre des décisions. »
L’école laïque obligatoire, les étrangers reconnus citoyens…
C’est tout l’enjeu de la mémoire de la Commune, qui a subi « une chape de plomb et un effacement total », dénonce Françoise Bazire. Il faut dire que ces 72 jours ont de quoi déranger les tenants de l’ordre établi. Le petit peuple de Paris s’est en effet associé aux révolutionnaires et à des soldats qui ont refusé de tirer sur la foule, et rejoint l’insurrection. Ensemble, ils se sont battus contre les Prussiens qui assiégeaient Paris, ont adopté des mesures politiques et sociales d’une grande modernité, puis ont résisté à la répression des Versaillais (royalistes et républicains conservateurs).
« Ils ont prononcé la séparation de l’Église et de l’État 35 ans avant qu’elle ne soit adoptée par la France », souligne Françoise Bazire. L’école laïque devient obligatoire pour les filles et les garçons. Les étrangers sont reconnus citoyens à part entière, et plusieurs d’entre eux accèdent à des postes de responsabilité. Seuls des hommes sont élus délégués à la commune, mais les femmes s’impliquent dans les combats et dans l’organisation de l’activité économique. L’Union des femmes fait partie des lieux de démocratie directe où se construisent les décisions de la Commune. L’égalité de salaire est décrétée entre les instituteurs et institutrices.
Les amendes sur salaire et le travail de nuit dans les boulangeries sont interdits, la journée de travail passe à 10 heures aux ateliers du Louvre, le cumul des traitements est proscrit afin de limiter les inégalités de revenus, les logements vacants sont réquisitionnés, les ventes des objets déposés au Mont-de-Pieté sont gelées…
« S’il y a eu démocratie, c’est parce que les gens étaient là tous les jours »
Les ateliers abandonnés par les patrons qui ont fui Paris sont confiés aux ouvriers. L’élection des cadres des services publics, comme le Conseil général des Postes, est envisagée. Les chefs militaires sont également élus. De nombreux artistes, dont le peintre Gustave Courbet, se réunissent dans des fédérations qui conservent et gèrent les monuments, musées, galeries et théâtres, en cherchant à se libérer de la tutelle des propriétaires et marchands d’art.
La démocratie se vit au quotidien : la Commune s’est construite dans les clubs parisiens, où la pensée révolutionnaire s’est diffusée auprès de la population. Après l’élection de l’assemblée communale, qui compte 75 délégués dont 25 ouvriers (le reste est issu de la petite bourgeoisie), les décrets sont discutés dans les clubs, les comités de l’Union des femmes et de la Garde nationale, les syndicats… Ces organisations populaires veillent ensuite à leur application. Les élus ont un « mandat impératif » : ils doivent rendre compte en permanence aux citoyens, qui peuvent les révoquer à tout moment.
S’il y a eu démocratie, c’est parce que les gens étaient là tous les jours, estime Françoise Bazire. Début mai, pour faire face à la répression des Versaillais, la Commune a voté la mise en place d’un Comité de salut public. » Une minorité de délégués, considérant qu’il s’agit d’une dérive autoritaire, se retire alors de l’assemblée communale. « Quand ils sont venus rendre compte, la population leur a dit : “On a voté pour que vous nous représentiez, retournez-y.” Et ils y sont retourné.
poursuit Françoise Bazire.
« Sur une vaste faute, il faut un vaste oubli »
Alors que la Révolution française est enseignée et célébrée comme si elle menait tout naturellement à la démocratie représentative que nous connaissons aujourd’hui, l’expérience autogestionnaire de la Commune est passée sous silence. Il faut dire qu’après l’avoir écrasée dans le sang, les monarchistes et conservateurs au pouvoir dans les années 1870 vont tout faire tout pour l’effacer des mémoires. Des milliers de communard·es exécuté·es sans jugement n’ont pas droit à une sépulture décente ; le mot « commune » est interdit sur leurs tombes. Les républicains modérés plaident quant à eux pour l’amnistie, qu’ils obtiennent en 1880, ce qui permet la libération des condamné·es et le retour des exilé·es. Mais la Commune est pour eux un crime, commis par un peuple furieux et déraisonnable, sur lequel il faut « passer une grande éponge » pour le député Alfred Naquet, ou « mettre la pierre tumulaire de l’oubli » selon Gambetta. « Sur une vaste faute, il faut un vaste oubli », dit aussi Victor Hugo. L’oubli sera vaste… mais pas complet. (1)
La première montée au mur des Fédérés au cimetière du Père Lachaise, où les derniers communard·es à résister aux Versaillais ont été massacrés, a lieu en 1880. À partir de cette date, malgré les interdictions régulières, « chaque année, il y a toujours eu quelqu’un, même si c’était parfois juste pour jeter un bouquet par-dessus le mur, indique Françoise Bazire. L’une des plus grandes montées au mur a réuni 600 000 personnes en 1936 : le défilé a duré 9 heures ! »
À force de mobilisation, l’association a obtenu la réhabilitation des communard·es, qui étaient toujours considéré·es comme des criminel·les. Et en 2016, une résolution a été votée à la majorité par les députés, pour qu’il soit tenu compte des travaux d’histoire sur cette période, que la Commune soit enseignée à l’école et intégrée à l’histoire de France et de Paris. Reste à appliquer cette résolution… sans pour autant édulcorer la Commune en lui enlevant sa radicalité.
Lisa Giachino
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1 – La commune n’est pas morte, les usages politiques du passé de 1871 à nos jours, Eric Fournier, Libertalia, 2013.
Numéro 146 : novembre 2019
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DOSSIER 6 pages :
Tous maires. Vive la commune !
L’approche des élections municipales, partout en France, des collectifs se montent pour porter des listes participatives afin de « prendre le pouvoir et le partager ».
Utopique ? Murray Bookchin disait que le municipalisme libertaire s’appuie sur « des traditions démocratiques profondément enracinées ». Du Rojava à la Suisse, de la Commune de Paris de 1871 aux Gilets jaunes…
Le communalisme propose de renouer avec une démocratie vivante, faite d’échanges en face à face, dans laquelle « le politique, c’est l’habitant ».