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Les collectifs locaux sont de plus en plus nombreux à créer des Projets alimentaires territoriaux, mais cela ne suffit pas à sortir les productions écologiques et éthiques de la marge. Pour que la qualité de l’alimentation devienne un droit, Ingénieurs sans frontières propose la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation.
C’est devenu une urgence. Depuis des années, des citoyen·nes, des associations et des collectivités locales travaillent sur l’autonomie alimentaire. Mais l’épidémie de Covid-19 a élargi la prise de conscience et renforcé la détermination des personnes engagées. Le collectif Aliment-Terre du Bassin d’Arcachon – Val de l’Eyre nous écrit ainsi : « Depuis le début, nous rencontrons de nombreux blocages politiques et administratifs, liés notamment à une extraordinaire passivité, une inertie que la situation actuelle nous conduit à ne plus tolérer. Cette crise sanitaire crée un précédent et, nous concernant, va donner un ton plus ferme et un engagement encore plus fort et plus radical. Notre autonomie alimentaire n’est que d’un jour, qu’allons-nous manger le jour d’après ? »
Le collectif a lancé un appel à recensement des porteurs de projets et du foncier disponible. Né en 2015 de la rencontre entre des parents d’élèves et des associations de circuits courts, il anime un Projet alimentaire territorial (PAT) auquel participent le Département, la Région, quelques communes et des services de l’État. Les discussions portent notamment sur la création d’un accompagnement local pour faciliter l’installation d’agriculteurs.
Les Projets alimentaires territoriaux sont prévus dans la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt de 2014. L’idée est que les acteurs d’un territoire fassent ensemble un état des lieux des besoins alimentaires et de la production agricole locale, puis mettent en place des actions afin de répondre à ces besoins. On en comptait une centaine fin 2017, et au moins 250 fin 2018. « Certains ont une échelle géographique très vaste, d’autres très restreinte », observent Hugo Segré et Sylvain Ly, salariés de la coopérative Basic (Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne), qui réalise des études socio-économiques pour des collectivités, ONG et associations (1). « Les mécanismes de gouvernance et de recherche de financement sont très hétérogènes. Il faudrait leur donner davantage de moyens pour impulser leur plan puis le déployer dans le temps. »
À travers son Programme national alimentaire, l’État finance depuis 2014 les PAT qui remportent ses appels à projets. En six ans, 6,7 millions d’euros ont été répartis entre 151 territoires. Ceux qui ont été recalés doivent chercher d’autres sources de financement, conformément au système des appels à projets qui met les territoires en concurrence. Un peu plus d’un million d’euros par an : c’est huit fois moins que les aides européennes de la Politique agricole commune (Pac) qui, pour l’essentiel, soutiennent l’agriculture industrielle. (2)
Hugo Segré et Sylvain Ly soulignent :
Les membres de Basic attirent également l’attention sur un maillon souvent oublié par les projets territoriaux : « Le secteur agroalimentaire de transformation des produits. Si l’on veut que l’alimentation durable change d’échelle, cela passe par une modification de l’équipement industriel. » Il s’agit d’un enjeu important pour les territoires, car cette industrie propose un grand nombre d’emplois peu diplômés. « Ce secteur est très concentré, mais compte aussi beaucoup de petites et moyennes entreprises. »
Dans cette approche globale, Basic ne fait pas de la production locale le seul critère pour une alimentation « durable ». « L’autonomie totale n’est pas une finalité en soi. Et ce n’est pas possible : beaucoup de territoires n’ont pas les surfaces et les conditions pour produire leur alimentation, alors que d’autres sont en excédent. Il ne faut pas faire de faux débat entre le local et l’extérieur, mais plutôt rehausser les conditions sociales et les exigences environnementales. Et relocaliser ne suffit pas à garantir une alimentation durable s’il n’y a pas de discussion sur les conditions de la production. »
Parcel, un outil en ligne pour les collectifs
Pour aider les collectifs à penser ce que pourrait être une « alimentation durable », Basic, aux côtés de l’association Terre de liens et de la Fédération nationale pour une agriculture biologique, a créé Parcel (3), un outil en ligne facile à utiliser : vous renseignez le nom ou le code postal de votre collectivité locale et, en fonction du pourcentage d’alimentation bio, locale et carnée que vous choisissez, ainsi que de la tranche de population concernée, la plateforme vous indique combien d’hectares seraient nécessaires (et de combien d’hectares dispose votre territoire), combien cela créerait d’emplois, quel serait l’impact sur les différents types de pollution, émissions de gaz à effet de serre, biodiversité…
« Ça pourrait être autrement » : c’est exactement ce que se sont dit des étudiant·es et jeunes professionnel·les de l’association Ingénieurs sans frontières. Depuis deux ans, un groupe (4) travaille sur une proposition de sécurité sociale alimentaire. Il s’agit de s’inspirer du système de sécurité sociale de santé, en revenant à ce qui faisait sa force à ses débuts : une gestion démocratique des caisses locales. Celles-ci décideraient, en fonction de critères sociaux et environnementaux, de conventionner certaines productions agricoles.
Des caisses locales gérées démocratiquement
Munie de sa carte de sécurité sociale alimentaire, chaque personne bénéficierait d’un budget mensuel (150 euros par mois au début) qu’elle pourrait dépenser en produits alimentaires conventionnés. Les produits de qualité, cultivés et transformés dans des conditions équitables, seraient ainsi accessibles à tous. « L’idée est partie d’une critique des systèmes alimentaires, et du problème de généralisation de l’agriculture bio et du commerce équitable, explique Louise Seconda, membre du groupe. Nous avons aussi constaté que l’aide alimentaire est défaillante : elle légitime le système agricole industriel. Quand Stéphane Le Foll a reconnu que ce système était indispensable pour nourrir les pauvres, ça nous a révoltés. Ce système nourrit les pauvres parce qu’ils n’ont pas le choix ! » Des travaux de l’association ATD Quart Monde (5) montrent les impacts de l’aide alimentaire sur les personnes qui en dépendent : restriction de l’autonomie, privation du plaisir de cuisiner et manger ce qu’on aime, perte du statut de consommateur et des choix individuels, économiques et politiques qui en découlent…
Décision collective plutôt que vote du caddy
Le Réseau Salariat, qui défend la cotisation sociale et le salaire à vie, les Civam (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), et d’autres organisations de soutien à l’agriculture paysanne ont soutenu la réflexion.
« Nous prévoyons des journées de travail en novembre, pour avancer sur les points sur lesquels on n’est pas d’accord », poursuit Louise Seconda. La question du financement est cruciale. « On est de plus en plus partisans de la cotisation sociale, car cela donne aux simples citoyens la légitimité pour décider, alors que l’impôt est soumis à l’autorité de l’État. On a aussi besoin de faire des calculs pour voir ce que ça impliquerait pour les ménages. »
Autre gros chantier : la « démocratie alimentaire », grâce à laquelle « la production du système agro-alimentaire doit être décidée collectivement par les citoyen·nes », explique le texte rédigé par le groupe. « Ce droit est à opposer au “vote par le caddy” souvent prôné et qui revient à donner le pouvoir de décider l’alimentation aux seules personnes solvables, et ce, parmi les produits disponibles en rayon. » Pour mettre en œuvre cette démocratie alimentaire, des questions pratiques se posent : « Quelle échelle pour les caisses locales ? Comment les gens seront représentés ? », résume Louise Seconda. Les critères de conventionnement doivent également être définis.
En attendant, « on peut, à petite échelle, tester les paramètres de la démocratie alimentaire, pour décider ce qu’il y aura dans une cantine ou un restaurant ».
Lisa Giachino
1 – Par exemple : Analyse des impacts économiques et sociaux d’une alimentation plus durable, réalisée pour l’Ademe, mars 2018, en accès libre sur lebasic.com
2 – Voir les propositions de la plateforme « Pour une autre Pac ».
3 – https://parcel-app.org/
4 – Agrista, pour Agriculture et souveraineté alimentaire. 5 – Se nourrir lorsqu’on est pauvre, ATD Quart Monde, en accès libre sur https://www.atd-quartmonde.fr