Fanélie Carrey-Conte est secrétaire générale de la Cimade, association de soutien aux personnes migrantes, réfugiées et en demande d’asile. Nous revenons avec elle sur la loi sur l’immigration adoptée en décembre, et sur la montée en puissance du discours raciste.
L’âge de faire : La Cimade a co-signé une tribune dans laquelle la nouvelle loi sur l’immigration, adoptée en décembre par l’Assemblée nationale, est décrite comme la plus restrictive depuis 1945. Pourquoi ?
Fanélie Carrey-Conte : Année après année, les politiques publiques vont dans un sens continu de durcissement. Les réformes qui s’empilent ne cessent de présenter les personnes migrantes comme un problème et un danger. C’est toujours la même philosophie : il faut absolument freiner ces personnes, et toutes les mesures sont vues à l’aune de ce discours. La loi sur l’immigration est un point d’orgue. Au début, elle a été présentée comme équilibrée – ce qu’on ne partageait pas. Au final, il reste uniquement des mesures de stigmatisation et de restriction. On a l’impression d’un basculement, d’une digue qui a sauté par rapport au respect des droits et des principes républicains. La notion de droits fondamentaux des personnes est remise en cause.
Quelles sont les mesures qui vous inquiètent le plus ?
Il y en a plein ! Mais on peut parler de la menace à l’ordre public, une notion très floue qui va pouvoir servir à enfermer, expulser des personnes quand bien même elles auraient construit leur vie en France, sans possibilité de recours ni de contre-pouvoir. Le titre de séjour sera conditionné à un contrat d’engagement républicain et au respect des valeurs de la République, comme la liberté d’expression et de conscience et l’égalité entre les femmes et les hommes. Le respect de ces valeurs sera, comme la notion de menace à l’ordre public, laissé à l’appréciation des préfectures, sujet à l’arbitraire et aux interprétations. Une personne française ne sera pas sanctionnée pour des propos sexistes, tandis qu’une personne étrangère pourra l’être. L’égalité voudrait que dans une même situation, tout le monde soit traité pareil.
L’accès à la langue va aussi devenir un outil de discrimination : la loi augmente le niveau de langue requis. C’est extrêmement discriminatoire, notamment pour les femmes, qui ont un accès plus difficile à la scolarité.
Une autre mesure concerne les jeunes majeurs. S’ils ont fait l’objet d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français, Ndlr), ils ne pourront plus bénéficier de protection de l’aide sociale à l’enfance de 18 à 21 ans, ce qui risque de les faire basculer dans la précarité. Ça instaure une protection différenciée entre enfants français et enfants étrangers.
Enfin, la loi devait faciliter la régularisation par le travail, mais après toutes ces polémiques, ça va rester du cas par cas, et de nombreuses personnes vont rester sans titre de séjour !
Les mesures les plus discriminantes ont pourtant été retoquées par le Conseil d’État…
En effet, ça aurait pu être encore pire, car des mesures profondément attentatoires aux droits humains ont été censurées. Mais la situation reste extrêmement dangereuse. Le soulagement ressenti sur le moment était en trompe-l’œil. Le Conseil d’État a été instrumentalisé par le président de la République qui a voulu lui faire jouer le rôle d’arbitre politique, ce qui n’est pas son rôle. Il a jugé sur la forme, mais pas sur le fond. Le risque, c’est que les mesures écartées reviennent dans de nouvelles propositions de loi. Et d’ailleurs, elles reviennent déjà dans le débat.
Savez-vous déjà comment cette loi va peser sur votre travail d’accompagnement des personnes ?
Notre travail se complique. L’accès au titre de séjour va être encore plus difficile. On ne mesure pas encore toutes les conséquences, mais on sait déjà que les personnes qu’on accompagne vivent dans la peur permanente de l’arrestation, de l’expulsion, de la violence. Ce qu’on trouve absolument horrible, c’est la manière dont les pouvoirs publics ne font rien pour améliorer les choses. Au contraire, ils attisent le feu.
Sur l’île de Mayotte, le gouvernement a annoncé la fin du droit du sol : il faudrait naître de parents français pour pouvoir devenir français. Que signifie pour vous cette déclaration ?
Le gouvernement joue un jeu extrêmement dangereux en mettant en cause le droit du sol. Et on peut se demander : ensuite, pourquoi pas partout ? L’outremer joue souvent le rôle de zone de test. À Mayotte, où la Cimade a une antenne, nos conditions de travail sont particulièrement dures parce que le territoire est au cœur de très nombreuses difficultés. Questions sanitaires, d’accès à l’eau, sous-dotation des services publics… Et l’on veut faire croire que les migrations sont la cause de tous les problèmes ! Au niveau national également, ce type de discours est largement
monté en puissance… Ce qui a changé, c’est la banalisation des propos xénophobes comme par exemple la théorie du grand remplacement ou encore celle, horrible, selon laquelle les punaises de lits seraient liées à la présence des migrants. La puissance de ces discours est décuplée par l’organisation des médias (voir notre poster « Médias sous influences » en pages centrales, Ndlr), avec notamment les chaînes d’information continue et les mauvais côtés des réseaux sociaux. Dans ce contexte, des propos et des demandes exprimés jusque-là de façon marginale ont pris beaucoup plus de place. Depuis vingt ans, par exemple, il y a toujours eu une classe politique qui réclamait la suppression de l’aide médicale d’État, mais c’était seulement l’extrême-droite et une partie minime de la droite. Maintenant, c’est un arc beaucoup plus large, qui comprend l’ensemble de la droite. On a quand même un ministre de l’Intérieur qui dit que ce n’est pas grave si la France est condamnée par la Cour internationale des droits de l’Homme !
Dans ce tableau assez désespérant, où trouvez-vous l’énergie de continuer à vous battre ?
Au moment du débat, des voix importantes et nombreuses se sont élevées, ne venant pas seulement des associations spécialisées et des personnes concernées, mais aussi des syndicats, du front Climat, des associations d’éducation populaire, et de certains patrons… Les débats nauséabonds ne doivent pas masquer le fait que sur le terrain, il y a énormément de solidarité au quotidien, que des associations s’engagent. Il y a un rapport de forces à inverser. Il faut montrer qu’il existe d’autres réalités que celles montrées majoritairement dans les médias. Cette idée selon laquelle cette politique, « c’est ce que les Français veulent », d’où ça sort ? Quand on regarde les études de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme, qui publie chaque année un baromètre de la tolérance, on constate que celle-ci progresse dans la société, notamment chez les jeunes générations. Dans les Cahiers de doléances rédigés pendant le mouvement des Gilets jaunes, la préoccupation migratoire n’est pas mise en avant par les citoyennes et les citoyens. Il y a donc des choses à déconstruire. La solidarité et l’accueil existent sur notre territoire. Il ne faut pas l’oublier.
Recueilli par Lisa Giachino