Enseignant d’Éducation physique et sportive et titulaire d’un master II en philosophie, Fabien Ollier dirige la revue Quel Sport ? et a écrit plusieurs ouvrages de critique radicale du sport et des Jeux olympiques. Avec une constante : la critique radicale du sport. Il nous explique pourquoi, et en quoi il est indispensable de dissocier le sport spectacle de compétition, de l’activité physique libre.
Article publié initialement en mars 2018
L’âge de faire : Nous vivons dans une société qui valorise le sport et conseille à tout un chacun de le pratiquer. De votre côté, vous critiquez radicalement le sport. Pourquoi ?
Fabien Ollier : Il faut sans doute commencer par définir précisément le sport, qui n’a véritablement plus rien à voir avec le jeu libre, ni même avec une activité physique plus ou moins autonome. La définition retenue par le Conseil d’État est instructive : il s’agit d’un « système institutionnalisé de pratiques compétitives à dominante physique réglementées universellement qui a pour finalité l’émergence du champion, du record, de l’exploit grâce à la mesure normalisée, à la comparaison permanente et à la confrontation mondialisée des individus ». C’est effectivement ce qui caractérise pleinement le sport. Je pourrais ajouter, dans la continuité de cette définition, que le sport apparaît véritablement comme l’arène au sein de laquelle des marchandises mortes sont animées par des marchandises vivantes et consentantes. À bas niveau, des foot-balleurs vont animer des marques de savonnettes, et à haut niveau, ils animeront les marchandises de grandes multinationales. Le sport développe partout le stade suprême de la marchandisation capitaliste. Il n’en est pas seulement le reflet passif.
À quelle période a eu lieu le glissement vers cette marchandisation ?
F.O. : Il n’y a pas eu véritablement de glissement. En fait, le sport, depuis qu’il a été institutionnalisé en Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle, est éminemment lié aux enjeux financiers, notamment aux paris. La gentry anglaise (petite noblesse, Ndlr) va encourager
et gérer des courses de chevaux, des combats de chiens, de coqs, et aussi des courses et des combats d’employés. Et cette gentry va systématiser la pratique des paris. Très rapidement, un marché s’est organisé autour de ces spectacles, qui ont été de plus en plus codifiés, structurés en championnats. Tout cela a ensuite été vectorisé par les pratiques de records, de rendement physique, d’entraînements de plus en plus méticuleux.
Et, évidemment, l’ensemble a été dès le départ rongé par des magouilles, des ententes mafieuses et des tricheries. On est toujours dans cet imaginaire là.
Le sport est-il un extrémisme ?
F.O. : En fin de compte, le sport est au carrefour de trois imaginaires sociaux extrêmes : l’imaginaire capitaliste, avec ses principes de rendement, de compétition pour la compétition, d’amélioration illimitée de la performance ; l’imaginaire technologique, avec son obsession du dépassement permanent des capacités du corps humain et son idéologie de la robotisation scientifiquement assistée ; et, enfin, l’imaginaire fasciste, par le fait que le sport n’existerait pas sans une forme d’anthropométrie complètement totalitaire. L’idée consiste à déterminer par des mesures maniaques qui est le premier, qui est le deuxième, qui est le troisième, dans le but de hiérarchiser, de classer les individus. En somme, c’est la mise en œuvre à vaste échelle d’une discrimination physique des individus les uns par rapport aux autres. On est loin de l’imaginaire démocratique ! De manière plus ou moins consciente, spectateurs et pratiquants de sport intègrent ainsi le fait que les femmes sont moins fortes que les hommes, que les valides courent plus vite que les handicapés, que les Noirs jouent mieux au basket que les Blancs mais savent moins bien nager, etc. Il y a là la diffusion plus ou moins subliminale de cette racialisation et de cette typification des capacités de chacun.
Le sport serait donc indissociable de ces valeurs fascistes ?
F.O. : Tout à fait, dès le moment où on le caractérise tel que le fait le Conseil d’État, c’est-à-dire en le liant à une compétition entre individus, au principe du record, et à une bureaucratie mise en place pour déterminer, sur de longues périodes, qui reste le premier à tous les niveaux – au niveau du village comme au niveau mondial. C’est la mythologie du surhomme qui traverse le sport de fond en comble. Il s’agit d’une arène totalitaire de néo-gladiateurs, d’une sorte de guerre concurrentielle permanente (les fascistes étaient adeptes du « life for struggle », « la vie pour le combat »), pour toujours savoir qui est le champion, qui est le meilleur ou le plus fort, qui pisse le plus loin. Ce système unifié repose sur une bureaucratie aisément corruptible (des permanents, des technocrates, des gestionnaires, des managers, des « experts », etc.), des capitaux importants optimisés fiscalement dans des sociétés offshore (fonds d’investissement, partenariats commerciaux, sponsors, caisses noires, etc.) et des techniques de propagande de masse (spectacles, publicité, exhibitions, mythes, bavardages, etc.). C’est une machine monstrueuse qui enfante des monstres.
Mais le sport fait aussi très bon ménage avec le libéralisme.
F.O : Si on devait caractériser politiquement le sport, on dirait qu’il est de droite extrême, voire d’extrême droite, parce que le lien social qu’il crée dans la cité repose sur des valeurs traditionnellement défendues par ce spectre politique : performance, rentabilité, compétition, militarisation du corps, soumission aux chefs, culte des héros, sacrifice de soi pour la nation. L’idée dominante est que, naturellement en l’humain, serait présente la nécessité de se battre contre son prochain, d’être meilleur que lui. Cette logique sportive est donc aussi une logique d’élimination, d’exclusion. Il n’y a pas de sport s’il n’y a pas d’éliminés, de classement, de déclassement, de reclassement, et donc de stress compétitif permanent pour pouvoir maintenir sa place. Le sport c’est empêcher que l’autre en fasse ! Car si l’on n’est plus à cette place, c’est que quelqu’un nous l’a prise, et il faut alors se battre pour la récupérer sans quoi on perd le prestige, la reconnaissance, et, pour les professionnels, le salaire qui va avec. Cette logique d’élimination rentre complètement en congruence avec les politiques ultralibérales actuelles. Des politiques mues par un principe d’entreprise, de réussite personnelle, d’exploit, et de rentabilisation de son capital-corps pour produire du fric. Le sport est finalement la continuation de l’extraction laborieuse de la plus-value, dans le domaine du loisir.
Il faut reconnaître aux clubs sportifs qu’ils jouent un rôle majeur dans l’animation des villages et quartiers, que ce sont des lieux de vie collective. Si on va au bout de la critique, il faudrait s’en débarrasser ? Par quoi les remplacer alors ?
F.O. : La question de la substitution de la pratique sportive par une autre n’est pas à réfléchir en dehors de la transformation d’ensemble de la société. Le sport, en ce qu’il a d’extrêmement dominant, est très fortement lié au système capitaliste. Le mode de production du corps sportif est l’alpha et l’oméga du mode de production capitaliste. Donc, la question qui se pose, c’est plutôt quel corps pour quelle société ? Moi, je me refuse à « utopiser » sur des pratiques alternatives, car le nœud du problème n’est pas tant d’imaginer ces pratiques que d’empêcher que les clubs sportifs qui véhiculent toute l’idéologie dont j’ai parlé précédemment se répandent comme des champignons après la pluie.
Et, dans le contexte des JO de 2024, la tâche sera rude. La structuration de toutes les institutions pour faire émerger les champions va être très importante. Je pense donc qu’il faut d’abord résister, contrer, déconstruire et pourquoi pas – je suis pour – détruire les clubs sportifs, tout cela dans une volonté de transformation radicale de la société. Bien avant de mener des petites aventures à travers des clubs de sport alternatifs, libertaires, ou autres qui ne mènent nulle part sauf à disperser les forces de la contestation. Ces initiatives sont parfois sympas, mais n’ont aucun avenir : tant que le sport institutionnalisé existera, c’est lui qui captera toutes les ressources, à la fois naturelles, mentales, idéologiques et financières.
Pour finir, comment vous qualifiez une partie de foot improvisée dans un parc public entre des adultes amis, consentants et n’ayant pas d’autre objectif que de s’amuser ?
F.O. : Il ne faut pas confondre ce qui relève d’une activité physique libre et ce qui relève du sport moderne institutionnalisé de compétition. Aujourd’hui, tout le monde veut que le sport soit tout : dès qu’on bouge et qu’on transpire, on dit qu’on fait du « sport ». On qualifie même l’activité sexuelle de « sport en chambre ». Or, si tout sport est bien une activité corporelle, toute activité corporelle n’est pas du sport. Aller nager de temps en temps, aller faire une
balade en vélo, faire un jeu de balle avec des amis, ce n’est pas du sport. Mais il faut bien comprendre que le sport est devenu l’institution dominante qui contrôle le corps. Elle est dominante parce qu’elle a les moyens financiers pour cela. Et au final, des amis qui vou-
draient aujourd’hui faire une partie de foot dans un parc, même s’ils avaient l’intention de s’amuser, vont spontanément remettre en circulation des caractéristiques dominantes du football. Ou alors, ils doivent véritablement avoir le désir de déconstruire l’activité dominante qu’est le foot aujourd’hui.
Propos recueillis par Nicolas Bérard
> Fabien Ollier a notamment écrit : – Idéologies nouvelles du corps. Le corps mystifié, Alboussière, QS ? Éditions, 2017.
– L’idéologie sportive. Chiens de garde, courtisans et idiots utiles du sport,
Paris, L’Echappée, 2014.
– La maladie infantile du Parti communiste français : le sport (2 tomes), Paris, L’Harmattan, 2003-2004.
– Le Livre noir des JO de Pékin. Pourquoi il faut boycotter les Jeux de la honte, Saint Victor d’épine, City éditions, 2008.
– Footmania. Critique d’un phénomène totalitaire, Paris, Homnisphères, 2007.