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Poète de la vie sauvage jurassienne, le photographe naturaliste Julien Arbez est un passionné des animaux mal-aimés. Il défend une photographie éthique, sans trafiquer la photo ni la nature. Bien loin de certains photographes animaliers médiatiques et multi primés. Reportage dans les hautes herbes sur la trace des vipères et… d’une mante religieuse.
Le soleil tape fort sur la prairie de Septmoncel, un petit village du Haut-Jura. Les mains derrière le dos, penché, Julien Arbez avance sans un bruit dans les herbes hautes. Il guette la moindre vipère qui pourrait roupiller près des rocailles. Ce grand gaillard aux cheveux blonds et à l’accent jurassien connaît bien les coins pour observer ces belles méconnues. « Un coup, j’en ai trouvé sept en une seule journée. Mais en septembre, elles se préparent pour hiberner, donc c’est plus dur pour en trouver. » En contrebas d’un chemin, on s’approche d’un muret en pierres sèches, entrecoupé de broussailles. C’est dans cette joyeuse friche que les vipères aiment se montrer.
« La vipère, c’est l’animal qui me procure le plus de calme avec le castor. Elle est enroulée et elle attend. Tranquille. Si tu reviens le lendemain, elle ne sera pas bien loin. » Tellement tranquille, la vipère, qu’elle tarde un peu à pointer son museau. Une heure, puis deux. Et toujours rien. « Je veux montrer que la nature est accessible à tous si on y prend du temps. Il faut être patient et insister. » Pour faire ses photos, le Jurassien passe sa vie dehors. Tous les jours, il repère des empreintes, des indices de présence. Puis, il se planque en essayant de déranger la faune le moins possible. « J’ai passé un hiver à faire les traces de l’hermine sans faire une seule photo. J’ai même fait un mois complet sur l’escargot de Bourgogne », sourit-il. En un an, Julien Arbez a passé 1 200 heures en affût. Sans bouger et sans parler, planté à attendre l’arrivée du lynx ou du tichodrome échelette. « J’aime bien attendre dans la nature. Si je pue des pieds ou que je me gratte le nez, je m’en fous, je suis tout seul. »
La vipère, cette « grosse mémère »
Juste avant midi, on aperçoit enfin un serpent pas très grand qui longe doucement le muret. « Oh, c’est peut-être un vipéreau de l’année. C’est une bonne nouvelle, ça ! » À peine un pas de plus pour l’approcher et le voilà qui se glisse dans les pierres amoncelées. « Bon, on va le laisser tranquille et aller voir la grosse mémère un peu plus haut. »
La « grosse mémère », c’est une belle vipère ocre de 70 centimètres au dos sillonné de noir. Depuis plusieurs années, elle s’est installée en-dessous d’une clôture en barbelés pour se protéger des rapaces. Julien la croise et la recroise régulièrement. Avec le temps, le bipède et le reptile se sont habitués l’un à l’autre. « Lors de mes premières approches, elle fuyait systématiquement. Aujourd’hui, elle ne fuit plus, je peux l’approcher très facilement et en toute tranquillité. On a appris à se faire confiance. Je lui ai beaucoup parlé, je me suis confié à elle », écrit-il dans son livre de photos Ma vie sauvage dans le Jura.
Se confier à une vipère ? La drôle d’idée. Car au village, sans prétention, le serpent a mauvaise réputation. « Tout le monde en a peur. Quand les gens ouvrent mon bouquin de photos et tombent sur des vipères, ils le referment et s’en vont. »
Pattes velues, écailles, peaux gluantes… Julien Arbez aime photographier les animaux injustement rejetés.
De la photo locale et engagée
En plus des photos, Julien Arbez est éducateur à l’environnement. Il dispense des stages photos et des animations nature pour petits et grands. Objectif ? Tordre le cou aux préjugés, bien tenaces dans pas mal de têtes. « J’ai rencontré quelqu’un qui tuait des vipères pour protéger les enfants qui allaient se faire mordre en allant à l’école. Une vipère ne va jamais te sauter dessus ou se dresser en sifflant. Quand elle t’entend, elle se glisse dans les rochers parce qu’elle a été dérangée et c’est tout. Et si elle mord, c’est pour te dire “laisse-moi tranquille” ! » En France, il y a un millier de morsures par an. Une sur deux est une morsure « blanche », où la vipère n’injecte pas de venin. « Il y a entre 0 et 1 décès humain chaque année. On a 30 fois plus de chance de se prendre une balle de chasseur que d’être mordu par une vipère. »
Après un petit moment d’observation, il semble que la « grosse mémère » n’est pas non plus au rendez-vous. « J’espère qu’elle est toujours vivante. Je sais qu’elle a eu des petits. J’ai même sa mue à la maison. » Le photographe passionné se concentre sur trois à cinq animaux dans l’année. Il ne le fait pas pour l’argent. Et pas non plus pour n’importe qui.
De retour près du muret, Julien aperçoit une aspic en zig-zag qui mesure entre 40 et 50 centimètres. En silence, le photographe sort son appareil. La première fois de la journée. Il enjambe quelques buissons, mais la venimeuse rentre aussi sec au bercail. La guerre des nerfs est déclarée. Certains photographes moins patients retournent des cailloux pour attraper les vipères. Ils les capturent sous des seaux ou les mettent au frigo pour les endormir. Au contraire, Julien Arbez refuse de déplacer les animaux ou de mettre en scène ses clichés.
Habitué des festivals de photos animalières, Julien Arbez critique le milieu médiatique de la photo nature. « Je ne comprends pas certains qui passent la moitié de leur temps dans des avions, qui se font déposer en hélico au beau milieu de l’Arctique. Et ensuite, ils vont te dire que leur métier, c’est de montrer la beauté et la fragilité de la nature… » Natif du Jura, le naturaliste ne va jamais très loin pour prendre ses photos. « Il ne faut pas que je fasse plus de 10 minutes en bagnole. »
Mante, la jolie
L’après-midi est maintenant bien entamée. Les vipères commencent à rentrer dans leurs nids. Julien n’a pas fait une seule photo. Pas grave. Au loin, on entend un oiseau qui chante dans la forêt. « Tiens, un pic noir ! » Et là, au détour d’une clôture, on croise la surprise du jour. Le plaisir solitaire du naturaliste. « Ouah ! Une mante religieuse à Septmoncel ! Je ne savais même pas qu’il y en avait ! » La mante religieuse : encore un insecte qui jouit d’un cruel déficit de popularité. « C’est ça la surprise ! Tu vas aux vipères et tu vois une mante ! C’est super classe. » Julien ressort son appareil. Il visse une bague allongée au bout de son objectif pour « essayer de zoomer sur sa tête ».
Celui qui a commencé en argentique, en 6e au collège est allergique au travail sur ordinateur. « Je m’en branle du travail informatique. Si ma photo est pourrie, je ne vais pas la retoucher. Je retournerai en prendre une belle. » Il refuse systématiquement d’effacer les éléments d’une photo. « Ce n’est pas honnête avec les gens. Je fais de la photo, pas de l’image. »
D’ailleurs, Julien Arbez n’aime pas le terme de « chasse photo ». Les jumelles infrarouges, les pièges photo, le téléphone connecté… Très peu pour lui. Appâter les animaux ? Encore moins.
La mante religieuse décide alors d’escalader un brin d’herbe. « Allez, grimpe encore de vingt centimètres et ce sera parfait ! », lui conseille-t-il, le sourire en coin, allongé sur le sol. « Pour mes premières photos de pic tridactyle, j’étais super excité. Je n’ai pas réussi à gérer mon émotion, je tremblais. Toutes mes photos étaient floues. Parfois, quand je vais en voiture pour voir une bestiole, j’ai tellement d’adrénaline que j’ai le cœur qui s’emballe », confie-t-il, l’œil blotti dans son viseur.
Pendant près d’une heure, Julien va tourner autour d’elle, à traficoter les réglages de lumières, à jouer avec les distances et les couleurs. « Ça va, t’en as pas marre ? », me demande-t-il. Pas du tout, parce que c’est beau les passionnés. « Je n’ai pas de belle photo de musaraigne. Ou de pie, alors que c’est hyper courant. La mante religieuse, c’est pareil, ça me fait vraiment triper. » Il suffit de peu de choses pour rendre Julien heureux. Le chant du pic noir, quelques vipères, une mante religieuse en pleine séance d’escalade… Chaque jour, la nature jurassienne lui donne son autorisation de délirer.
Clément Villaume