Alors que les mesures de confinement actuelles demandent de réduire nos déplacements, proches et lointains, au « strict nécessaire », l’aventure de Marine et Richard nourrit nos imaginaires pour repenser la notion de voyage. En juin 2017, alors colocataires, ils sont partis trois jours à bicyclette… dans leur jardin. Récit et réflexions sur ces 180 mètres parcourus.
Près du poulailler, je me plais à rêver à des rencontres plus authentiques. Justement, magnifique et hautain, un scarabée passe non loin de là.
Le récit, illustré et sérigraphié sur des cartes routières, serties de cartes postales racontant le périple, est en lui-même déstabilisant. Avec tout le sérieux et les codes d’un carnet d’aventure, il fait d’un parcours a priori dérisoire, une virée éblouissante. « Le jardin est plein de vies. Des centaines d’espèces cohabitent si discrètement qu’on ne les avait jamais rencontrées même en étendant le linge », lit-on encore au dos d’une photo.
« Au début c’était une blague et un peu un défi », raconte Marine. Une blague inspirée des réflexions que Richard ramenait de ses visites dans les festivals de voyages à vélo où il présentait deux projets déjà hors des sentiers battus. Au milieu de voyageurs s’évertuant à « faire » l’Afrique, l’Amérique ou le Pamir, Richard, pourtant cyclo-voyageur aguerri, ne partageait pas les joies de récits où la motivation à partir semble se résumer à l’envie de cocher des cases et où chaque diaporama ressemble à celui du voisin. Nombre de ses lectures personnelles lui intimaient d’autres manières de partir. Ce qu’il a fait avec une de ses colocataires, en trouvant le nouveau au pas de sa porte.
« Je déteste presque tous les voyageurs à vélo »
Richard s’est concentré sur le monde des voyageurs à vélo, qui n’est pourtant pas le premier que l’on s’attend à voir critiqué. En festival, on imagine croiser des explorateurs aussi doux, lents et respectueux de l’environnement que leur véhicule. Mais « tu peux avoir aussi mauvais esprit que n’importe quel voyageur, tu peux aussi être colonialiste », estime Richard, énumérant un lot d’absurdités de nos déplacements actuels : connaître le scénario de son film avant même de partir, s’en aller aux antipodes pour une seule semaine, se trouver une mission écolo pour contrebalancer la distance, considérer dix jours de vacances comme trop courts pour voyager ou encore chercher la rencontre de l’autre, « sans même se demander si l’autre a envie de nous rencontrer ».
L’accueil des baroudeurs à vélo pour ce voyage au bout du jardin était « d’abord incrédule, puis assez vite amusé », raconte Marine. « Beaucoup comprennent la démarche. C’est anecdotique mais ça permet d’avoir une discussion en face de ces voyages d’aventureux. On en connaît tous et il y a un égocentrisme autour de ça. »
L’extra dans l’ordinaire
Parcours dessiné sur le cadastre et sacoches pleines comme pour un voyage de deux ans, ils sont donc partis parfaitement équipés, inspirés par la phrase de Christian Bobin : « Le fond du jardin et le bout du monde contiennent la même quantité de merveilles. »
Marine a écourté le séjour, à cause de la pluie et de la difficulté du changement d’échelle.
On faisait deux coups de pédale et on s’arrêtait. Je vivais comme une contrainte le fait d’être dans l’immobilisme. On a taillé un peu les arbres, passé une soirée au coin du feu, on avait prévenu des copains, mais passer tout l’après-midi sous la pluie dehors à rien faire, je ne suis pas prête à ça, et on n’était pas là pour se faire du mal.
Cependant, tout ça lui a rappelé les pique-nique dans le jardin qu’elle faisait avec ses parents pour « sortir de l’ordinaire ». C’est bien en cela que le parcours, aussi court et lent fut-il, était un voyage. « Il s’agit d’une rupture avec des habitudes », estime Rodolphe Christin, sociologue auteur de plusieurs ouvrages critiques sur le tourisme. « Le voyage est quelque chose d’extra-ordinaire, motivé par une sorte d’urgence de vivre. Cela devient un mode de vie temporaire et contient une notion d’initiation, avec un avant et un après, qui ébranle nos identités. » Cependant, déplore-t-il :
Plus le déplacement et les espaces se banalisent, plus la rupture avec le quotidien et donc le voyage, devient difficile. La mise en forme des territoires rend toute forme de découverte et d’exploration compliquée. Avant, se déplacer était une expérience qu’on ne prenait pas à la légère. Il y avait une charge psychologique et physique : on s’isolait des siens, de son environnement quotidien et les moyens de locomotion demandaient des efforts. C’était de l’aventure au sens où l’on s’exposait à ce qui advient, à une forme de hasard.
Question de regard
Grand lecteur, Richard regorge d’exemples de voyageurs hors normes : Maspero le long de la ligne B du RER, Cortazar et Dunlop, « autonautes » explorant la « cosmoroute » de Paris à Marseille, Tournaire parcourant le monde sur son vélo d’appartement… Selon lui, la posture est primordiale : « Voyager à proximité, c’est aussi l’idée de vérifier qu’un paysage ça peut être bien, juste parce que tu l’as décidé. De manière extrême, aller acheter son pain peut être un beau voyage. »
À l’avenir, pour rester voyageur et non touriste soumis aux infrastructures grandissantes de ce secteur de l’économie, tout aussi florissant que délétère pour les paysages et les populations (1), faudra-t-il donc relocaliser l’exotisme et s’efforcer de trouver l’évasion et la découverte en faisant ses courses ? Peut-être, mais même ces contournements de l’industrie seront tôt ou tard repris par l’économie de marché, selon Rodolphe Christin et l’Office de l’anti-tourisme de Grenoble. Pour exemple, le « tourisme durable » est déjà une branche largement exploitée par les agences de voyages. Air France offre de cocher la case « planter un arbre » au moment d’acheter son billet, suivant le principe très controversé de la “compensation environnementale”. Joël Henry a proposé dans les années 90 le « tourisme expérimental », sorte d’OuLiPo (2) du tourisme, qui invente des contraintes pour explorer des lieux très divers. Lonely Planet en a sorti un guide en 2006. Émergent également blogs et petites entreprises de « micro-aventures », pour partir en week-end près de chez soi. « Pourquoi est-ce qu’on n’aurait pas l’initiative de faire ces recherches nous-mêmes sans recourir à des guides ? » s’interroge Rodolphe Christin.
Rester critique
Le sociologue dénonce l’injonction omniprésente de partir en vacances : « Au niveau politique, il faut se demander pourquoi des gens ont autant besoin de ça pour oublier leur vie quotidienne. Ça ramène à la question de l’invivabilité de nos existences. » Question que l’Office de l’anti-tourisme de Grenoble promène de forums en festivals pour touristes ou professionnels du secteur. « Pour nous, tous les tourismes alternatifs restent du tourisme. Le tourisme s’accapare tout, la moindre journée en dehors de chez soi. Si tu prétends défendre le voyage, il faut combattre et dénoncer le tourisme », insistent Henri et Cassandre, membres de ce groupe de réflexion formé sur la Zad de Roybon contre le projet de Center Parcs dans la forêt de Chambaran. Sans céder à « l’idéologie d’avoir un comportement exemplaire, de proposer des solutions », il entend critiquer et cibler toutes les façons de faire du tourisme, ainsi que la séparation du temps libre et du temps de travail.
Les réflexions de Rodolphe Christin abondent dans leur sens :
Celui qui paraît le plus subversif est celui qui refuse de partir en vacances, qui refuse ce mode de consommation. Il y a quelque chose à sauver, de l’ordre de la connaissance et de l’exploration. On peut le vivre proche de chez soi. C’est là que se place le voyage de proximité, où l’on va aller là où les choses n’ont rien d’esthétique. C’est une question de curiosité et d’envie de découvrir. Et pour ça on n’a pas forcément besoin de prestation, ça ne coûte pas forcément cher. C’est plus une manière de penser le monde.
Jusque-là, Marine et Richard pouvaient passer pour des originaux ou pour des éveilleurs de conscience. Leur aventure prend pourtant en ces temps de confinement, l’allure d’un voyage de privilégiés. Tout le monde n’a pas un coin de verdure ouvert et accessible à explorer à moins d’un kilomètre de chez soi en ce moment, ni n’est en mesure d’explorer même son chez-soi. Après le flygskam en Suède (3), les mesures de confinement généralisées entraînent une chute vertigineuse du transport aérien. Le rebond ira-t-il vers une diminution de nos envies de déplacements ?
Lucie Aubin
Illustration : Crédit Camille Martin
1- Lire à ce sujet, L’Usure du monde, Rodolphe Christin, éd. L’Échappée (épuisé à ce jour en librairie),
Manuel de l’antitourisme paru chez Ecosociété, “La vraie vie est ici, voyager encore ?“, publié chez Ecosociété en mars 2020.
2- OuLiPo : Ouvroir de littérature potentielle, groupe de littérature surréaliste, se basant sur des contraintes et jeux d’écriture pour inventer de nouvelles formes de récits.
3- Flygskam : terme suédois qui traduit « la honte de prendre l’avion » face aux impacts environnementaux de ce mode de transport.