Presque abandonné au profit du maïs, le Fonio, aux tout petits grains, résiste à la sécheresse comme aux fortes pluies, et redevient très populaire au Sénégal. Sa transformation manuelle est longue et fastidieuse, mais des groupements de femmes se créent pour travailler ensemble et s’équiper, si elles le peuvent, de machines qui leur facilitent la tâche.
Le dimanche à Dindéfélo, c’est le jour du marché. Un panier à la main, Mamadian Sylla se fraye un chemin, en direction d’abris en bois et en paille où une trentaine de commerçantes sont installées. La place du marché est bondée, mais des marchands continuent d’affluer dans ce petit village du sud-est du Sénégal. Ils arrivent tantôt par neuf dans des 504 break, tantôt entassés dans des minibus dont la tôle martelée, trouée et rouillée semble aussi vieille que les plus gros baobabs du village. Mamadian s’arrête devant les commerçantes. Pour elles, pas de voiture. Parties tôt ce matin de villages environnants, parfois de la Guinée voisine, elles ont marché jusqu’à trente kilomètres, tongs aux pieds et seau de 20 kilos sur la tête. Leur étalage est coloré de nombreuses bassines en plastique, remplies de minuscules graines rondes. Le jeune homme a trouvé ce qu’il cherchait : « Je vais prendre trois kilos de fonio. »
Le fonio est la céréale la plus populaire de la région. Cette plante herbacée mesure 30 à 80 cm et se termine par deux ou trois épis. Ses tiges sont très fines. Ses graines mesurent moins d’un millimètre. « La culture du fonio est apparue il y a environ 7000 ans dans le delta central du fleuve Niger, puis s’est propagée dans une grande partie de l’Afrique de l’Ouest, dans la bande sahélienne et un peu plus au sud, du Sénégal au lac Tchad », rapporte Jean-François Cruz, agronome au Cirad de Montpellier et spécialiste de cette culture. Mais après avoir longtemps constitué l’aliment de base des populations rurales, la production de fonio a fortement décliné durant la seconde moitié du XXe siècle. En cause : la préférence des producteurs pour des cultures plus simples à transformer. Le maïs à cycle court, notamment.
« Très bien adapté aux conditions locales »
Le chercheur a découvert la plante au début des années quatre-vingt-dix. « C’était lors d’un forum sur l’agriculture, à Montpellier, se souvient-il. Des productrices sont venues nous informer de la situation critique de la production. Pour elles, le fonio était sur le point de disparaître. » Dès lors, il s’attelle à étudier la plante : « Comme d’autres céréales oubliées lors des révolutions vertes, le fonio est très bien adapté aux conditions locales, explique l’agronome. C’est-à-dire qu’il pousse très bien sur les terres pauvres et ne nécessite aucun intrant chimique. Aussi, il peut s’adapter aux changements climatiques, puisqu’il résiste à la sécheresse aussi bien qu’aux fortes pluies. » Des caractéristiques qui ont encouragé agronomes et associations d’aide au développement à tenter de préserver la plante. « Mais il s’agit avant tout de préserver la diversité des cultures », soutient M. Cruz.
Sur le marché, Kadiatou Diallo, 24 ans, plonge une boîte de conserve dans son seau pour mesurer les trois kilos que demande Mamadian. Elle arrive d’un village voisin.
Je viens ici toute l’année, pour vendre une partie de ma production. Ça me rapporte environ 20 000 FCFA (30 euros) par mois.
Mamadian prend le fonio et poursuit son chemin. Trois bassines plus loin, Aminata, 19 ans, cherche du fonio n’ayant pas encore été décortiqué. « Je vends une partie de ma production et j’achète également pour décortiquer et revendre en ville », indique la jeune femme. Ici, le fonio est vendu 1 000 FCFA le kilo (1,50 euros). Deux fois plus cher que le kilo d’arachides décortiquées et quatre fois plus cher que le kilo de maïs. Son prix est plus élevé encore en ville. Pour autant, la production de fonio ne constitue qu’une petite activité complémentaire pour ces femmes. « Le fonio se vend beaucoup plus cher que le maïs ou l’arachide, mais sa transformation demande aussi beaucoup plus de temps et d’effort, rapportent-elles. C’est pourquoi nous nous limitons aujourd’hui à produire quelques petites parcelles. » »
La céréale est d’abord destinée à nourrir la famille. « Les productrices et producteurs sénégalais commercialisent en moyenne moins de 20 % de leur fonio », fait savoir Cheikh Gueye, président de l’Association sénégalaise pour la promotion du fonio.
« On sème avec une calebasse »
Depuis près de 20 ans, cet agronome accompagne les productrices : « Après la récolte, débutant entre septembre et octobre, le surplus de fonio est commercialisé sur les marchés locaux. C’est principalement à ce moment-là que les femmes, organisées en groupements, interviennent pour procéder à sa transformation qui sera majoritairement disponible sous forme de fonio blanchi et précuit. C’est une culture très souvent menée par les femmes, toujours transformée par elles. »
Le fonio est cultivé durant la saison des pluies, aussi appelée hivernage. Sa culture et sa transformation sont essentiellement manuelles.
D’abord, on charrue, puis on sème avec une calebasse, racontent les productrices. Après, il faut attendre deux semaines pour distinguer l’herbe du fonio et arracher l’herbe. On fait deux à trois désherbages manuels sur la saison, qui dure trois mois.
Jusqu’ici, peu de différence avec les autres cultures. Les difficultés apparaissent quand la céréale est mûre : pour en extraire les graines, les femmes regroupent les tiges en bottes qu’elles vont ensuite plier, rouler et écraser. Un travail fastidieux, qu’elles réalisent avec les pieds tout en se tenant à une barre de bois transversale.
Vient ensuite le décorticage. Une opération longue et complexe, lorsqu’elle est réalisée de façon traditionnelle. « J’ai découvert le fonio en m’installant dans la région, suite à mon mariage, relate Diouma Woury Diallo, 46 ans. Je suis originaire de Dakar. Il m’a fallu des années pour en maîtriser la préparation. » Elle est aujourd’hui mère de famille et préside un GIE (Groupement d’intérêt économique) regroupant les productrices de Dandé, un petit village peul situé sur un plateau, à quelques kilomètres au sud de Dindéfélo. Dans son mortier, posé à l’ombre d’une case, Diouma jette une poignée de fonio et se met à frapper de son pilon en bambou. Chaque coup est sec et juste. Le rythme est régulier. Un geste maladroit ferait le bonheur des poules, qui guettent autour. Une fois le fonio pilé, la femme le verse dans une calebasse, puis transvase à plusieurs reprises de celle-ci au fétéo (sorte de saladier assez plat en bambou tressé), en éloignant suffisamment les deux contenants pour que le vent emporte le son. Elle remet ensuite la préparation dans le mortier et renouvelle l’opération cinq à six fois pour enlever tout le son.
Il faut presque une journée pour nettoyer 10 kilos. Une fois décortiqué, je le ferai précuire une demi-heure à la vapeur dans le youldé (couscoussier traditionnel en terre, Ndlr), puis le laisserai sécher au soleil une demi-journée.
Des plans de décortiqueur en libre accès
Dans les années 90, des associations de producteurs, ONG et instituts nationaux et internationaux ont soutenu des programmes de recherche visant à mécaniser les opérations post-récolte. Dès le début de la décennie, l’agronome sénégalais Sanoussi Diakité conçoit le premier décortiqueur à fonio. La machine, nommée décortiqueur Sanoussi, est capable de traiter 10 à 20 kilos de fonio par heure, soit dix fois plus que par la méthode manuelle. Dix ans plus tard, le Cirad de Montpellier met au point le décortiqueur GMBF (Guinée Mali Burkina-Faso France).
« Cette machine est le fruit de la coopération entre agronomes des quatre pays », précise Jean-François Cruz. Son rendement : 100 à 120 kg de fonio décortiqué par heure.
Les décortiqueurs à fonio GMBF sont aujourd’hui principalement fabriqués au Mali, par différents petits constructeurs locaux d’équipements. Les dossiers de fabrication ont été publiés et peuvent être librement utilisés par tous les constructeurs d’équipements intéressés.
D’autres technologies, mécanisant le battage, le vannage et le nettoyage, ont également vu le jour. Mais le décortiqueur est l’appareil le plus demandé par les femmes.
Dans le même temps, associations et pouvoirs publics aident les groupements de productrices à obtenir des machines. Le frein du décorticage est levé, la production décolle. De 1993 à 2000, elle passe de 200 000 tonnes par an à 300 000. En 2016, 620 000 tonnes ont été produites. Les rendements n’ont pratiquement pas évolué entre ces deux périodes, la culture demeurant manuelle. L’accroissement de la production est entièrement dû à l’extension des surfaces cultivées, passant de 220 000 à 710 000 hectares.
« Les recettes sont versées dans la caisse commune »
Le travail de promotion du fonio auprès du grand public a aussi produit son effet. Les consommateurs urbains d’Afrique de l’Ouest s’intéressent à la céréale, considérée comme un super-aliment aux multiples vertus, riche en minéraux et sans gluten. Se diffuse notamment l’idée que le fonio conviendrait bien aux diabétiques et en prévention du diabète – maladie en forte croissance dans toute l’Afrique ces dernières années. Les études concernant les vertus antidiabétiques du fonio sont toutefois très controversées : il s’agit d’une céréale et donc d’un apport de glucides important. À l’instar du quinoa, le fonio séduit aussi de plus en plus les consommateurs occidentaux. « La demande occidentale reste toutefois très faible, moins de 3 % des ventes », tempère l’agronome du Cirad.
Ces évolutions n’ont pas atteint les femmes rencontrées au marché de Dindéfélo. Les cultivatrices du GIE de Dandé racontent :
Nous avons créé notre groupement il y a six ans, afin de mutualiser les matériels et les connaissances. Nous l’avons nommé Labal, ce qui signifie transparence, en peul. L’idée, c’est aussi d’être reconnues pour obtenir des aides financières à l’obtention de matériels ou l’accès à des locaux.
Labal regroupe une trentaine de femmes, âgées de 18 à 46 ans. La plupart des adhérentes ne sont pas allées à l’école. Les plus jeunes s’occupent de remplir des papiers et de faire les comptes. « Nous cultivons chacune nos propres champs, puis nous réalisons le travail de décorticage et de traitement en commun, explique Diouma Woury Diallo. Nous conservons une partie du fonio pour nos besoins personnels, et vendons le surplus sur le marché. Les recettes sont versées dans la caisse commune. Mais pour le moment, nous n’avons pas réuni suffisamment d’argent pour investir, et aucune aide ne nous a été apportée. » Vendu au prix de 1 500 000 FCFA (2 250 euros), le décortiqueur est trop coûteux pour les petits groupements comme Labal. « Les associations et autres programmes d’aide ne peuvent pas équiper tous les petits groupements de productrices », concède Cheikh Gueye. Le président de l’Association sénégalaise pour la promotion du fonio voit l’avenir de la céréale dans le développement des circuits-courts et coopératives :
Nous souhaitons maintenant aider les producteurs à s’organiser pour mettre en place des centrales de transformation qui leur garantiront prix et quantités en revendant les produits transformés directement aux boutiques. Le marché est là, avec une demande importante. Mais il faut maintenant être en capacité d’approvisionner les consommateurs de façon régulière, avec les quantités suffisantes. Les paysans abandonneront le coton et le maïs pour produire le fonio. Et je pense que ça pourrait être une porte d’entrée pour envisager d’autres initiatives de développement rural.
« La plus longue à préparer et la plus rapide à manger »
Il est 13 heures à Dindéfélo. Mamadian est rentré du marché. Un fumet d’oignons et d’épices émane de sa case. Tout en laissant sa sauce yassa mijoter, sa femme Aminata fait cuire le fonio dans un couscoussier.
« Le fonio est la céréale la plus longue à préparer et la plus rapide à manger, prévient Mamadian, assis à ses côtés. C’est tellement bon ! »
Quand tout est prêt, la famille se regroupe sous l’auvent de la case. Chacun se lave les mains dans un grand bol posé par terre, puis s’accroupit autour du plat en inox. Après deux mois dans les champs, une demi-journée dans le mortier, puis une heure dans la marmite d’Aminata, les fines graines se retrouvent sous la sauce yassa. Elles n’y resteront pas 5 minutes.
Benoît Vandestick