Modèle rare d’économie circulaire à taille humaine qu’ont réussi à mettre en place les collecteurs de proximité d’huiles usagées. On embarque à bord du vieux Master de l’association Roule ma Frite sur l’île d’Oléron.
Le vieux Renault Master s’engage sur le pont qui relie le continent à l’île d’Oléron. Au volant, Aymeric, tout sourire, apprécie la vue. Fenêtres ouvertes, soleil matinal qui brille…
« Un cadre sympa pour bosser ! »
Et la collecte qu’il a effectuée hier a été particulièrement bonne : dans le coffre, il y a suffisamment de bidons d’huile pour faire rouler la camionnette jusqu’à Vladivostok…
« 1 200 litres, c’est une tournée record ! »
Aymeric Dominique travaille à Roule Ma Frite 17 (RMF17). L’association qui collecte les huiles alimentaires usagées pour leur donner une seconde vie. Le Master bleu prend la direction de l’écopôle de Dolus d’Oléron, où l’association traite les huiles collectées.
“92 000 litres l’an dernier”.
DÉSOBÉISSANCE CIVILE
En France, sauf exceptions, rouler à l’huile est interdit, mais c’est c’est surtout pour des raisons fiscales (1). Et voilà pourtant onze ans qu’à l’île d’Oléron, des « rhuileux » ont décidé non seulement de sortir de l’ombre, mais de revendiquer la légitimité de leur action et d’en faire une activité économique à part entière, quitte à agir dans l’illégalité.
« Dans l’absolu, on vend de l’huile filtrée, et il n’y a rien d’illégal à vendre de l’huile filtrée. Mais cela serait vraiment absurde de notre part de nier l’usage qu’en font nos adhérents, explique Elsa Dujourdy, coordinatrice de l’association.Par contre, on n’est pas une station service. Dès le début, on a affirmé notre volonté d’être un acteur du territoire en matière de recyclage, pour répondre à la fois aux enjeux environnementaux et à la précarité en terme de mobilité».
On peut rouler 100 % à l’huile, mais il faut adapter son moteur pour le préchauffage à cause de la viscosité de l’huile froide, prévient Aymeric. Sans adaptation, tu peux quand même mettre jusqu’à 50 % d’huile en été dans ton réservoir, en complément du gazole. En hiver, il vaut mieux s’en tenir à un tiers. (2)Aymeric
Dans le hangar de l’écopôle, Aymeric décharge sa cargaison. Il empoigne un des bidons et verse le liquide jaunâtre dans une grande cuve, à travers un panier en métal qui fait office de premier filtre.
[su_quote cite=”Aymeric”]Dans les bidons, on trouve du graillon, des restes de frite, voire des fourchettes ou des canettes. Mais les huiles sont plus propres maintenant. Depuis le début, on a fait un gros travail de sensibilisation auprès des restaurateurs.[/su_quote]
En 2007, donc, les militants ne sont pas entrés en désobéissance civile pour devenir pompistes. Mais bien pour créer un cycle de l’huile territorialisé, inclus dans les politiques publiques. « Dès la publication des statuts de l’association, on a prévenu les Douanes et l’Ademe (3) de notre existence », se souvient Grégory Gendre, un des initiateurs de l’aventure (4).
La fine équipe prend les élus et l’administration de vitesse, et va revendiquer sa désobéissance jusque dans les cabinets ministériels. « Quel élu va dire : “Je suis contre le recyclage et la valorisation des déchets, et contre la création d’emplois non délocalisables” ? »
RMF17 fait le plus de bruit médiatique possible. La stratégie fonctionne : l’activité de l’association est tolérée par l’administration. Mais c’est bien la reconnaissance de la filière, et non la simple tolérance de l’activité à laquelle prétendent les militants. Le cap est franchi localement en 2010. Cette année-là, les collecteurs récupèrent 17 000 litres d’huile auprès de 71 restaurateurs. Les élus locaux constatent le travail, et débloquent une subvention pour l’association.
L’activité de RMF17 devient officiellementd’utilité publique, pleinement intégrée à l’Agenda21 de la Communauté des communes de l’île d’Oléron.
L’OR JAUNE !
En effet, l’huile de friture n’est pas qu’un carburant pas cher – s’il n’est pas taxé. C’est aussi un biocarburant, c’est à-dire qu’il ne nécessite pas d’extraction de pétrole. Il a un bilan carbone quasi-nul à l’utilisation, et ses émissions polluantes sont moindres que le gazole. Qui plus est, sa production ne nécessite pas directement l’utilisation de terres agricoles, à l’inverse du biodiesel produit à partir de plantations de colza ou de palmiers à huile par exemple.
Tout cela provient d’un déchet ! Un réseau en circuit court permet donc, avec un investissement minime, de traiter la problématique huile-déchet, de créer de l’emploi, et de fournir un combustible bio-sourcé pour tous les types d’usages, à commencer par du carburant.
Et Roule ma frite ne rend pas service qu’à l’environnement :
Les restaurateurs sont contents de nous voir, ça leur enlève une épine du pied !Aymeric
Avec le « bon d’enlèvement » que leur signent Aymeric et ses collègues, ils peuvent en effet justifier du recyclage de leur huile usagée, comme la loi le leur impose. Le service proposé par RMF17 étant gratuit ou presque, les cuisiniers préfèrent éviter l’aller-retour à la déchetterie, ou de se mettre hors-la-loi en jetant l’huile dans l’évier…
L’activité de RMF17 a ainsi provoqué des effets inattendus sur l’île : les interventions pour déboucher les canalisations bloquées par les graisses ont été divisées par deux !
D’après l’association, cela représente une économie d’environ 5 000 euros par an pour la collectivité. « Et dans les stations d’épuration, les graisses tuent les bactéries qui traitent l’eau. Notre travail allège donc aussi celui des stations d’épuration », ajoute Aymeric.
Dans le hangar, la première cuve de filtration est maintenant pleine. Aymeric soulève les 1 000 litres à l’aide d’un trans-palette, et verse le contenu dans une deuxième cuve, où l’huile décantera au moins un mois. Elle sera ensuite filtrée à 20 microns, puis à 1 micron, pour être vendue aux adhérents de l’association 0,75 euro le litre. Elle alimentera ainsi des réservoirs et des chaudières. Parmi les utilisateurs, on trouve aussi la commune de Dolus d’Oléron, qui fait rouler sa flotte de véhicules à l’huile.
Certes, les élus du territoire n’ont pas encore mis en place le « Comité local de gestion des huiles alimentaires usagées », comme le leur propose l’association (5), mais RMF17 devient de plus en plus indispensable, et étend son activité en Charente-Maritime.
Elle a d’ailleurs récemment signé une nouvelle convention avec la Communauté d’agglomération de Rochefort Océan. Aujourd’hui, l’équipe collecte l’huile auprès d’un total de 350 cuisiniers. Avec seulement 2,5 emplois temps plein, elle est obligée de refuser les demandes des restaurants trop éloignés, comme à la Rochelle et Niort.
UTILITÉ VERSUS RENTABILITÉ
Il n’y a pas que le regard sur l’huile de friture qui a changé. Il y a aussi les motorisations des véhicules en circulation : les injections sur les diesels construits depuis les années 2 000 sont devenues trop fragiles pour supporter l’huile non raffinée, même en faible proportion.
La flotte des véhicules pouvant rouler à « l’huile végétale pure » se réduit donc inexorablement, à Oléron comme ailleurs. La demande en huile baisse donc, alors que les volumes des collectes sont plus importants d’année en année.
Résultat : l’association, en excédent d’huile, se voit contrainte de vendre son huile décantée hors du territoire, huile qui finira en biodiesel, dans une pompe espagnole, italienne, française, qui sait ?
« C’est un exutoire qui ne nous satisfait pas, mais il vaut mieux ça que rien », justifie Aymeric. Pour relocaliser la consommation d’huile, l’association travaille à la mise au point d’un biodiesel respectueux de l’environnement qui pourrait être utilisé par toutes les motorisations diesel, même les plus récentes.
La boucle serait ainsi bouclée, l’huile collectée localement serait utilisée localement, sans but lucratif, avec l’objectif de la destiner en priorité aux publics qui en ont le plus besoin, à savoir ceux victimes de précarité énergétique ou de difficultés de mobilité.
Mais il y a un « hic » pour que ce modèle se généralise. Pour que l’activité, même sans but lucratif, soit viable, il faut qu’elle soit exonérée des taxes sur les carburants. Les collecteurs réalisent en effet un travail de fond sur les petits gisements d’huile – 20 litres par-ci, 50litres par là – que ne collecteront jamais les camions-citernes de Suez, destinés aux bioraffineries industrielles. Ce travail de proximité rend ainsi les économies d’échelle impossibles et nécessite du temps : il ne peut pas être rentable, comme l’est pour Total le biocarburant vendu à la pompe à essence.
Or, si aujourd’hui, les Douanes ferment les yeux sur les taxes liées aux carburants distribués par RMF, nul doute qu’elles les ouvriront si l’activité de RMF et des autres collecteurs de proximité se développe.
La solution existe : reconnaître l’utilité sociale et environnementale des collecteurs de proximité, utilité qui pourrait leur ouvrir un droit à exonération de taxes. On se prend alors à rêver d’un Roule ma frite dans chaque village, un cabanon avec une petite baraque à frite à côté, où l’on trouverait les horaires des bus et des trains, des vélos à disposition, des annonces de covoiturage…
En dernier recours, on ferait le plein. On saurait à qui va l’argent, et d’où vient le carburant.
Fabien Ginisty
Plus d’information sur : Roule ma frite.
1 – La TICE, Taxe intérieure de consommation des produits énergétiques, constitue la 4e recette de l’État après la TVA, l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés.
À titre d’exemple, la TICE est actuellement de 0,60 € / litre de gazole.
2 – Ceci vaut pour les moteurs diesel à injection indirecte disposant d’une pompe à injection de marque Bosh.
Lire aussi L’âdf n° 80 de novembre 2013 (pour les collectionneurs…).
3 – Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie.
5 – Ce conseil « permettrait de gérer au plus près les demandes et les besoins du territoire. Celui-ci serait chargé de valider l’utilisation des flux d’huile collectés et revalorisés localement en permettant à toutes les parties prenantes (privées, publiques et associatives) de s’exprimer et d’inscrire la démarche dans les rouages régaliens liés à l’aménagement du territoire », explique Roule ma Frite
Au sommaire du Numéro 135 – Novembre 2018 :
- EDITO : Ode aux chercheurs chafouins
- Nocivité des ondes : Une première judiciaire
- Campagne d’abo : On continue !
- Espagne : Les oliviers d’Oliete
- Entretien : Encore un circuit automobile dans l’Aisne
- Livre : La « mondophagie » du tourisme
- Reportage : Oléron carbure à l’huile de friture
- Total s’enlise dans l’huile de palme
- Infographie : médias français : qui possède quoi ?
- Les actualités : Marseille : le feu à La Plaine
- Grrr-ondes : santé et champs électromagnétiques : ne cherchons plus
- Reportage : l’arche de Stella
- Climat : entretien avec Mariama Diallo, Alternatiba Dakar
- Fiche pratique : pas bêtes les sacs !