A Roubaix et Tourcoing, d’anciens ouvriers du textile refusent de tomber dans l’oubli. Dix ans après la fermeture de leur usine, ils portent un projet de coopérative, à la fois lieu de mémoire et site de production consacré à la laine.
Les habitants les appellent parfois totems, ces cheminées de briques rouges qui ne fument plus mais se dressent encore au-dessus de Roubaix et Tourcoing, comme les fantômes du passé industriel des deux cités. Avec leurs murs d’enceinte et leurs tourettes, les usines mortes ont l’air de petites forteresses. « C’étaient des villes dans la ville », fait remarquer Bouzid Belgacem en les montrant du menton. L’ancien ouvrier désigne chaque enclave, chaque famille d’industriels qui possédait un bout de ville et a bâti sa fortune sur le textile : les Prouvost et leur Lainière de Roubaix, fermée en 2000, qui permit à l’un des fils de la famille, au milieu du XXe siècle, de devenir patron de presse. Ou encore les Mulliez, propriétaires de Phildar, qui ouvrirent en 1961 à Roubaix, dans le quartier des Hauts Champs… le premier magasin Auchan.
Mais l’usine de traitement de la laine où Bouzid a travaillé trente et un ans, et où son père avait travaillé avant lui, n’existe plus. Cela fait longtemps que la famille Dewawrin, autre grande tribu du textile, a vendu les Peignages de la Tossée à la Standard Tobacco, leader américain du marché du tabac. Quand la Tobacco a jeté l’éponge, en 2004, les Peignages employaient encore 400 personnes. Terken, une grosse brasserie implantée elle aussi dans le quartier de l’Union, à la lisière entre Roubaix et Tourcoing, a fermé peu de temps après.
« On est aussi capables »
Dans ce qui était autrefois la rue de Tourcoing, et qui a été avalé par une nouvelle voie rapide, il ne reste que le café de Salah, un vieux Franco-Algérien qui refuse de vendre et résiste vaille que vaille au milieu des engins de chantier (lire encadré). Non loin de là, rutilent les façades modernes du Centre européen des textiles innovants (Ceti), inauguré en 2012.
La cinquantaine bien passée, le syndicaliste a les cheveux encore noirs et l’allure décidée. Il parle avec l’accent du Nord, mais il a passé les premières années de son enfance dans les montagnes de Kabylie, en Algérie. A l’époque, les entreprises françaises envoient des rabatteurs de main d’œuvre de l’autre côté de la Méditerranée. Comme le père de Bouzid, des milliers d’hommes font le voyage, suivis quelques années plus tard par leur femme et leurs enfants. Le garçon poursuit des études de mécanique, puis entre à l’usine où il s’occupe du réglage des machines. « J’ai eu un choc quand j’ai senti l’odeur du traitement de la laine, entendu le bruit, senti les températures qui montaient jusqu’à 50°, le taux d’humidité, la poussière », se souvient-il. En 1982, il devient délégué de la CFDT. Deux ans plus tard, l’usine est rachetée par la Tobacco.
De grèves en négociations, « c’était un combat de tous les jours pour que les ouvriers partent en formation. Résultat : des femmes qui ont travaillé trente ou quarante ans se retrouvent sans qualification, à faire du petit intérim », regrette Bouzid. En 2003, quand les salariés apprennent que la Tobacco va se débarrasser de l’usine et qu’il n’y aura pas de repreneur, ils occupent les bâtiments et luttent pied à pied sur leurs conditions de départ. Mais une fois le « plan social » signé, il faut faire face à la réalité des licenciements : les plus qualifiés trouvent à se « recaser » en Belgique ou dans d’autres secteurs ; les plus fragiles sombrent dans la dépression. « Il y a eu des suicides », lâche Bouzid.
Le troupeau de Christine
Pour ne pas laisser se dissoudre les solidarités nées du travail et de la lutte collective, les syndicalistes créent une association et commencent par gérer l’urgence : ils aident les anciens de l’usine dans leurs démarches, ils négocient un tarif de groupe avec une mutuelle… Mais ils sont aussi portés par une forte envie de témoigner. « Nous avons contribué à l’essor économique de toute une région en y laissant parfois notre santé. Et du jour au lendemain, on nous dit : “Circulez, y a rien à voir”. Comme si on n’avait jamais existé ! » proteste Bouzid. « Ils nous ont jeté comme des Kleenex », renchérit Christine Quivrin. Cette petite dame blonde est entrée à 16 ans aux Peignages La Tossée, où elle a occupé des postes d’ouvrière, de femme de ménage et de laborantine. En 2004, elle a perdu non seulement son travail, mais également sa « deuxième famille », dit-elle dans un sourire triste.
Bouzid, Christine et Maurice sont attablés dans le local de l’Union des gens du textile, une seconde association créée pour élargir le mouvement aux travailleurs d’autres usines. En arrivant, Christine a sorti de son sac un mouton en peluche, et l’a déposé à côté d’un autre : « C’est mon troupeau ! », a-t-elle rigolé. Ce troupeau, c’est sa contribution au petit musée de la laine qui occupe chaque recoin de la pièce. Témoignages, photos, laines brutes et travaillées, vieux registres, œuvres d’artistes et d’enfants… Toute une exposition que l’association déplace dans les écoles, les maisons de retraite ou sur des évènements. Plusieurs fois par an, des « cafés citoyens textiles » sont organisés pour « parler de nos projets et entendre les habitants. A chaque fois, c’est plein », précise Bouzid. C’est ainsi qu’est née l’idée de créer un « lieu de mémoire vivant ».
Visite chez Ardelaine
Les anciens ouvriers ne voulaient pas se contenter de rappeler le passé. Ils ont décidé de recréer des emplois, même en petit nombre, en utilisant leurs savoir-faire. En 2010, les voilà partis en car en direction de l’Ardèche pour visiter la Scop Ardelaine, qui a repris dans les années 70 une vieille filature (lire ADF n° 83). « On a été franchement étonnés, on est même restés bouche bée, avoue Maurice. C’est une région où le textile n’est pas significatif par rapport à ici, et aujourd’hui, Ardelaine a quanrante-cinq salariés et 25 000 visiteurs par an ! Leur approche de l’économie nous a attirés. On a eu l’idée de faire une coopérative qui se tourne vers l’économie solidaire. »
Accompagnés par l’Université populaire citoyenne de Roubaix, Bouzid, Maurice et leurs collègues ont bâti Nordelaine, un projet en lien avec les ressources locales. La coopérative associerait un lieu de mémoire sur l’histoire de l’industrie textile et de l’immigration, et une unité de production. Alors que leur ancienne usine traitait de la laine venue d’Australie, les ouvriers veulent faire « comme Ardelaine, et aller voir des éleveurs de moutons pour leur acheter la laine ». La matière première serait lavée en Belgique, à 80 km, puis cardée, filée et tricotée par la coopérative. « Les gens pourront voir les ouvriers travailler et échanger avec eux », précise Bouzid. Il s’agirait d’une petite production, réalisée grâce à des machines des années 70-80, qui peuvent être réglées à des cadences modérées.
Manque de soutien
Bouzid énumère d’autres activités que pourrait développer la coopérative, dont le financement serait à la fois participatif (80 %) et public (20 %) : « Des cours de tricot donnés par les mamies », une friperie, une cantine-bistrot inspirée des années 60… « On travaille aussi avec des créateurs de mode intéressés par notre projet, poursuit-il. Et si nous sommes installés en face du Ceti, les étudiants pourraient découvrir chez nous le traitement des fibres naturelles. » Mais l’association, qui tient à installer son projet sur un ancien site industriel, n’a pour l’instant pas obtenu de lieu suffisamment vaste des collectivités locales.
« C’est un sacré pari, souligne Vincent Di Martino, qui a travaillé dans sa jeunesse à la Lanière de Roubaix et en a tiré un roman, Le couloir de l’horloge (1). C’est difficile pour les travailleurs de devenirs acteurs : nous avons été habitués à obéir, à exécuter un travail qu’on nous donne. C’est pourquoi ce projet a beaucoup de sens. »
(1) 2011, éd. Le temps des cerises
Lisa Giachino
Un reportage du journal L’âge de faire numéro 87-juin 2014 en vente au prix de 2 euros ici