« Si tu tries, t’as tout compris », dit le slogan. Comme si le recyclage était la seule manière de gérer les emballages vides. Et la consigne ?
Abandonnée il y a quarante ans par les industriels, qui ont transféré le poids de la collecte des emballages aux collectivités locales. Elle est reprise à son compte par des associations, des coopératives et des petites entreprises.
C’est l’histoire d’un hold-up. Il y a une quarantaine d’années, la plupart des liquides étaient vendus dans des bouteilles en verre que les consommateurs rapportaient après usage, en échange d’une petite pièce.
Les camions qui livraient le magasin récupéraient le verre vide, qui était lavé et réutilisé. Un système économiquement viable, générant peu de déchets, entièrement pris en charge par les producteurs de boissons et de denrées qui l’avaient intégré à leur fonctionnement.
Jusqu’à l’arrivée des emballages jetables : canettes, briques, bouteilles en verre à usage unique, et surtout plastique. Grâce à eux, les industriels pouvaient expédier leurs marchandises plus loin, centraliser leur production, se passer des unités de lavage et de conditionnement.
C’est de bonne guerre pour des entreprises capitalistes, mais pourquoi parler de hold-up ?
Parce qu’en abandonnant la consigne, ces entreprises se sont débarrassées de la gestion des emballages vides, et ont transféré son coût aux collectivités locales.
En 2005, Jacques Pélissard, alors président de l’association des maires de France, témoignait :
Dans les années 89-90, nous nous sommes aperçus que la nature de nos déchets changeait : 50 % étaient constitués d’emballages.
Les industriels passaient du jour au lendemain du verre consigné au verre perdu ou, pire encore [au plastique].
Donc, sans informer les communes et sans leur accord, on leur a transféré de façon unilatérale la charge du traitement de tonnages nouveaux venant des industriels(1).
Depuis 1992, un décret oblige les entreprises à contribuer à l’élimination des déchets d’emballages ménagers. Mais elles peuvent se contenter d’adhérer à un organisme collectif (« éco-organisme »), qui ne prend en charge qu’une partie de la collecte et du traitement.
Filières démantelées
Le hold-up est aussi moral et politique. Un article du Monde Diplomatique (2) explique comment, aux États-Unis, les industriels ont organisé, dans les années 70, une campagne de relations publiques pour contrer les lois adoptées par plusieurs États.
Voyant les canettes et bouteilles vides envahir l’espace public, ces derniers voulaient imposer le retour à la consigne. Impensable pour les entreprises qui ont contre-attaqué avec un programme pilote de recyclage, dans lequel des associations, des écoles et des églises sont enrôlées pour convaincre les habitant·es de ramener les emballages vides dans des centres de collecte.
Ainsi, au moment même où les industriels prennent des décisions structurellement antiécologiques, ils en appellent à la responsabilisation écologique des consommateurs, écrit Le Monde Diplomatique.
[Ils] ont réussi à construire la question des déchets comme une “affaire de responsabilité individuelle, déconnectée du processus de production“(3).
La France, avec quelques décennies de retard, suit le même chemin.
Au début des années 90, les industriels, notamment du secteur des vins et spiritueux, se sont mobilisés pour éviter d’imiter le modèle allemand de récupération par consigne (4).
En France, celle-ci ne s’est maintenue qu’à la marge, et pour certaines boissons (eaux et sodas) vendues en hôtellerie et restauration. Pour le reste, le recyclage s’est imposé comme la seule manière de gérer les emballages vides.
La collecte des déchets repose donc sur les collectivités locales et les consommateurs, qu’il faut sans relâche « éduquer », « sensibiliser »… voire culpabiliser.
“Si tu tries, t’as tout compris”, nous dit le slogan de certains organes de collecte des ordures ménagères, également utilisé dans de nombreux projets scolaires d’éducation à l’environnement.
Est-ce à dire que nous n’avons rien à comprendre en dehors de ces conteneurs verts, bleus et jaunes que nous remplissons consciencieusement comme si le sort de la planète en dépendait ?
La stratégie a si bien réussi que les filières de réemploi du verre ont été presque entièrement démantelées. Les entreprises de lavage ont quasiment toutes fermé ; les machines n’ont pas été modernisées ; les caisses de plastique permettant de collecter les bouteilles ne sont plus fabriquées en France.
La plupart des artisans et petits producteurs, qui n’étaient pas tous opposés à la consigne, ont été entraînés dans ce mouvement imposé par les industriels et les grands domaines viticoles. Car la consigne, adaptée au commerce régional et de proximité, devient plus encombrante quand on vise le développement international.
« Histoire d’étiquette »
Au choix des industriels et des pouvoirs politiques, s’est ajoutée une « histoire d’étiquette », relève Marie Robin, chargée du projet « La consigne de Provence » pour l’association écoscience.
La technique d’étiquetage d’autrefois, à base de papier et de colle, partait très bien au lavage, explique-t-elle.
Puis sont arrivées les étiquettes auto-adhésives, qui permettaient de gagner du temps, offraient plus de possibilités graphiques, tenaient mieux dans le seau à glace… et ne partaient plus au lavage.
Peu à peu, les volumes lavés ont diminué.
Des entreprises ont disparu, et les gros producteurs qui avaient leur propre laveuse n’en ont pas racheté quand elle est arrivée en fin de vie.
Fabienne et Pierre Sautou ont repris un domaine viticole familial à La Crau, dans le Var. Le passage du verre consigné au verre perdu n’est pas resté dans la mémoire familiale.
On ne sait pas pourquoi ça s’est arrêté, indique Fabienne. Mais ma mère trouve très bien qu’on s’y remette !
Le couple, qui cultive en biodynamie, est ravi que son domaine serve de terrain d’expérimentation pour Ecoscience Provence.
Les gens sont réceptifs, ils ont envie de ramener leurs bouteilles vides, poursuit Fabienne. On leur en offre une pleine quand ils en ont ramené vingt. Les restaurants les plus proches nous les rapportent aussi.
Maintenant, notre intérêt, ce serait que des collègues s’y mettent. Pour certains c’est compliqué, car ils vendent beaucoup à l’export. Mais ils commencent à se dire que ça pourrait développer leurs ventes au domaine.
Plus d’une dizaine de viticulteurs sont intéressés pour se joindre à l’expérience.
« On sait que c’est viable »
On sait que c’est viable.
Particulièrement pour les viticulteurs de Provence, qui utilisent de belles bouteilles assez chères à l’achat.
Le lavage coûte 0,25 euro par bouteille, contre 0,40 à 0,80 euro pour une bouteille neuve.
Marie Robin.
L’argument écologique semble relever du bon sens – «pourquoi casser un objet utilisable pour le fabriquer à l’identique ?» – mais il a tout de même été vérifié par l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie).
Son dernier rapport sur le sujet, en octobre dernier, a conclu que sur les dix «dispositifs de réemploi» du verre étudiés, tous ont une «bonne performance environnementale par rapport au système sans réemploi».
Laver une bouteille se fait en 40 minutes dans un lave-vaisselle industriel, En fabriquer une à partir de verre recyclé nécessite de la fondre pendant 24 heures dans un four à 1 500 degrés, ce qui consomme quatre fois plus d’énergie.
Reste maintenant à reconstruire une filière.
Ecoscience a travaillé sur les aspects techniques – trouver des étiquettes auto-adhésives qui partent au lavage, vérifier les conditions d’hygiène, organiser la logistique – et propose maintenant un diagnostic à chaque domaine viticole.
« En fonction de leur mode de commercialisation, on leur conseille différentes façons de tester la consigne sans prendre de risque », explique Marie Robin.
Prochaine étape : organiser la collecte des bouteilles à moindre coût. À terme, Ecoscience envisage la création d’un atelier de lavage. L’association est aussi à l’initiative du réseau Consigne, qui réunit des porteurs de projets de réemploi du verre un peu partout en France (lire page suivante).
Comme l’explique Naïm Schneyders, qui travaille à la création d’une coopérative à Grenoble,
L’une des conditions de réussite, c’est que les producteurs soient acteurs de ce changement.
Qu’ils acceptent d’adopter un format commun de bouteilles, qu’ils se mettent ensemble pour les acheter en gros…
On essaie aussi d’avancer ensemble entre projets d’une même région, et au niveau national.
L’assemblée générale du réseau Consigne est prévue en juin.
Lisa Giachino
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1 – Exposé « Les Maires, fantassins du développement durable », cité par le Cniid (aujourd’hui nommé Zéro Waste). Compte-rendu sur le site www.comite21.org
2 – Eh bien, recyclez maintenant !, Grégoire Chamayou, Le Monde Diplomatique, février 2019
3 – The hidden life of garbage, Don Hazen, AlterNet, 30 octobre 2005
4 – www.cniid.org/Le-point-sur-La-consigne-des-bouteilles-1e-181
L’âge de faire a fait le point sur différents projets locaux “consigne” et en publie la carte en page 17 du journal n°141.
La carte interactive de ces projets est aussi en ligne sur ce site.
Au sommaire du numéro 141 (mai 2019):
- Edito: Ceci est un smart édito
- Tours : Le « renouvellement urbain » vu par Fatoumata
- Courrier et concombres
- Reportage : la philo ou l’art de l’incertitude
- Nouvelle-Zélande : Mihirangui, gardienne de la nature
- NDDL : un pot commun pour la Zad
- Livres : Creuse une rivière en résistance
- La bagnole au crible de la sociologie ma petite entreprise au comptoir du bar à pain
- La face cachée du numérique
- Actu : Gonesse : une station de métro en plein champ ?
- Le grand débat, un trompe-l’oeil
« la liberté d’informer ne s’use que si… » - Lorgnette y a d’la consigne dans l’air
- L’atelier au jardin, rubrique à bec, La pause Qi Gong, jouons z’un brin
- Le forum
- Fiches pratiques : une forêt comestible sur le balcon
- Recettes printanières