À 36 ans, Daniel Marlot est déjà un forgeron-coutelier expérimenté. Il nous explique son travail et sa fascination pour ce « feu qui transforme ». Reportage dans le Gard.
Le marteau donne le tempo, avec une régularité de chef d’orchestre : « Ting, Ting, Poc, Ting, Poc, Poc… ». Le « Poc », c’est l’enclume. Le « Ting », c’est une barre d’acier orange. Un amas d’atomes excités par la chaleur que Daniel s’applique à écraser, à « déplacer ». Une minute et l’acier redevient gris-noir, signe que les atomes font à nouveau bloc. La percussion s’arrête, Daniel plonge le métal dans le foyer de la forge. Il ouvre l’arrivée d’air. On entend le feu souffler.
Daniel Marlot est coutelier à Carsan, dans le Gard. Enfant, profitant du four de son père céramiste, il brûlait du bois pour le rendre plus dur, faisait du charbon de bois, transformait le calcaire en chaux, fabriquait des briques réfractaires, fondait du verre et lui redonnait forme… « Je crois que j’ai toujours été fasciné par la faculté qu’a le feu de transformer la matière. » La vocation pour le travail du métal lui vient à 13 ans, lors d’une « journée-cadeau » chez un forgeron. Études, passion… immersion pendant treize ans, puis il se lance comme coutelier. « Je ne suis pas spécialement collectionneur de couteaux, mais j’ai toujours aimé fabriquer des outils : burins, tournevis, ciseaux à bois… J’aime aussi le changement de rythme, entre la forge, un travail physique, et le travail sur le manche, plus doux, avec d’autres matériaux. » Son travail est très vite reconnu par ses pairs et par les amoureux des belles lames. C’est un des rares experts français de la « technique tchèque » de forge. Aujourd’hui, à 36 ans, l’ancien élève du haut-alpin Claude Duteil forme à son tour.
Redressement de la tige
Pour l’heure, il ravive la flamme. La houille crépite. Le métal est de la bonne couleur ? C’est le signal : trois petits pas au bout d’une pince et le fer rougi touche l’enclume. Le « Ting Poc » régulier du marteau peut reprendre. « Je joue avec l’angle de l’enclume et l’angle du marteau pour déplacer la matière. » Quand il forge, Daniel a l’impression de « danser avec le métal » : « Si tu n’es pas dans le même rythme que lui, tu te blesses, tu te brûles. » Le coutelier est à l’écoute de lui-même – « il faut que je sois centré, que je tape avec tout mon corps » – et de son « partenaire » : « Au son, je sais s’il est à bonne température. » Surtout, il le dévore des yeux, car sa couleur indique ses degrés. « Le rouge naissant est à 600 degrés. Je travaille l’acier quand il est entre 700 et 900. » Encore quelques coups de « ting » et le métal aura besoin de chaleur. Trois petits pas et le voilà plongé dans la houille incandescente.
Après une dizaine d’allers-retours, la tige d’acier a pris une forme arrondie qui ressemble davantage à une ébauche de serpe qu’à une lame de couteau… « Maintenant, je vais taper uniquement à l’intérieur, et ça va tout redresser. » Les va-et-vient entre l’enclume et la forge se poursuivent. Chaque fois, le bord intérieur est plus affiné, la tige plus redressée, la précision du coup de marteau plus déterminante. La lame apparaît ainsi peu à peu sur un bord, tandis que la tige retrouve sa forme initiale, droite. « Je sais précisément où il faut que je tape. C’est devenu un sixième sens. »
Une fois forgée, la lame est plongée dans un seau de cendre froide pour qu’elle refroidisse lentement. « C’est le procédé du recuit, qui permet de rendre le métal malléable sans être cassant. »
Magnétisme
Il y a aussi les procédés de trempe, de normalisation et de revenu. « Selon l’opération, on obtient un métal aux propriétés différentes, plus ou moins dur, élastique, au grain plus ou moins fin. » Daniel m’explique avec passion les recombinaisons atomiques de la matière sous l’effet de la chaleur. Comment, par exemple, le monoxyde de fer veut bien « lâcher » son atome d’oxygène et le donner au monoxyde de carbone, à certaines conditions de chaleur. C’est le principe du bas-fourneau, par lequel on obtient le fer « métallique » (et du CO2) à partir du minerai. Il y a aussi les forces magnétiques : comment, par exemple, à une certaine température, l’acier devient « a-magnétique », insensible aux aimants. Le forgeron se fait physicien, chimiste… « L’alchimie ? Ce n’est pas un sujet qu’on évoque souvent entre forgerons », sourit Daniel. Pour lui, l’explication scientifique n’enlève rien à l’émerveillement procuré par la transformation. Après tout, ne danse-t-il pas avec des poussières d’étoiles ?
Fabien Ginisty