Acheter son gros 4×4 mais payer une taxe, prendre l’avion mais planter un arbre, détruire un milieu naturel mais le « compenser »… Le principe pollueur-payeur ne nous mène-t-il pas droit dans le mur ? Entretien avec Flore Berlingen, ex-directrice de Zero Waste France, à l’occasion de la parution de son livre Permis de nuire.
L’âge de faire : On connaît tous le principe pollueur-payeur : « je pollue, donc je paie ». C’est le bon sens. Or, aujourd’hui, ce principe est souvent invoqué en amont des pollutions: on a l’impression que les entreprises peuvent polluer en toute connaissance de cause, du moment qu’elles paient. Ce principe est-il devenu celui du « payeur-pollueur » ?
Flore Berlingen : Le principe pollueur-payeur est en effet la plupart du temps utilisé en amont des activités qui vont générer des nuisances. Mais cela n’est pas nouveau. L’historien Jean-Baptiste Fressoz voit ce principe comme un nouveau mode de gestion des nuisances. Dans ce sens, il souligne un basculement en 1810, quand un décret soumet les entreprises polluantes à une autorisation préalable, en lieu et place d’une interdiction pure et simple. Ainsi apparaît l’autorisation du « droit à polluer sous certaines conditions », pour faciliter l’industrialisation alors en plein essor. Cette idée est théorisée par des économistes au XXe siècle qui vont chercher à donner un prix à ces nuisances. Leur raisonnement est le suivant : si on oblige les entreprises à intégrer dans leurs calculs économiques les pollutions que leur activité causerait, elles se tourneront vers des solutions moins polluantes, car moins chères, pour réaliser leur activité. Le principe pollueur-payeur ne cherche donc pas à abolir la pollution, tout au plus est-il un instrument pensé pour la limiter. Mais paradoxalement, sa mise en œuvre peut conduire à la prévoir, à l’organiser, pour les entreprises qui ont les moyens de la compenser.
À la lecture de votre livre, on s’aperçoit que ce principe est devenu omniprésent dans les politiques environnementales.
Le principe pollueur-payeur est mis en œuvre selon différentes modalités. La plus simple est celle de la taxe. Dans ce cas, l’État n’interdit pas le comportement polluant, mais fixe le coût supplémentaire qu’induit ce comportement, coût plus ou moins élevé selon le niveau de pollution qu’il juge admissible. Autre déclinaison très en vue aujourd’hui : celle par laquelle le prix du « droit à polluer » est fixé non par l’État, mais par le marché. Un des plus importants est le marché des crédits carbone à l’échelle de l’Union européenne, qui concerne les secteurs de la production d’énergie et de la sidérurgie par exemple : si elles dépassent leurs quotas d’émissions autorisées, elles doivent acheter des crédits carbone sur un marché dédié, crédits dont le prix varie en fonction de l’offre et de la demande. Plus près de nous, c’est un mécanisme de marché, les C2E, qui encadre le financement du coup de pouce vélo, ou plus massivement les soutiens à la rénovation énergétique des logements. Il y a également de plus en plus de marchés « volontaires » : sans que les pouvoirs publics les y obligent, les entreprises achètent des crédits, ou financent des opérateurs pour compenser la pollution engendrée par leur activité, à la hauteur d’un prix fixé par un marché. Je pense ici au marché émergent de la compensation plastique, par lequel les entreprises fabricantes achètent des « crédits plastique ». Parmi les autres mécanismes, on pourra citer les filières Rep (emballages ménagers, piles, papiers… vélos), par lesquelles les fabricants paient une éco-contribution censée couvrir les coûts de gestion des déchets produits. Il y a aussi la séquence « Éviter-Réduire-Compenser » qui encadre les projets d’aménagement du territoire.
Si les entreprises compensent leurs pollutions, où est le problème ?
Cela implique que nous soyons capables de connaître exactement toutes les conséquences d’une pollution donnée. Or, c’est un postulat absurde, cela saute aux yeux dans le cas des pollutions diffuses ou de la destruction d’un milieu par exemple. Par ailleurs, compenser, ce n’est pas réparer. La théorie du pollueur-payeur nie cette différence parce qu’elle repose sur le postulat que tout est substituable. Pour les tenants de la compensation, il suffirait en effet de donner une valeur économique à chaque chose, il suffirait par exemple de calculer précisément la valeur des « services écosystémiques » rendus par un milieu naturel pour pouvoir « recréer » un milieu rendant des services ayant le même équivalent monétaire. Or, quand bien même on compense financièrement, il n’en demeure pas moins que l’on détruit souvent définitivement des milieux riches en biodiversité !
Selon vous, la compensation peut même provoquer des effets pervers, faciliter les activités polluantes.
Prenons un exemple concret : jusqu’en 2007, il était interdit de détruire des habitats d’espèces protégées. En 2007, un décret à permis de déroger à cette interdiction moyennant des conditions, dont celle de compenser la destruction. Résultat : les demandes de dérogation ont afflué, et des habitats jusqu’alors préservés ont été détruits, sous couvert de compensation.
Autre effet pervers, vous indiquez que la compensation devient une source de financement importante pour certains acteurs de terrain. Ce qui ne va pas sans poser certains problèmes éthiques.
On assiste en effet à la baisse des soutiens publics traditionnels et à leur remplacement par des financements privés, liés à la production de la nuisance ! Ainsi, notre réparation de vélo ou nos pompes à chaleur sont financées par l’industrie pétrolière via les C2E. Et que penser d’organismes qui ont une mission de service public et qui sont, directement ou indirectement, financés par ces entreprises privées polluantes ? Je pense ici à l’ONF, à des Parcs naturels, à des associations naturalistes ou encore des Safer. Si l’argent de la compensation abonde, et que les financements publics diminuent, n’y a t-il pas un risque que les missions de service public, non lucratives et pourtant essentielles, soient peu à peu délaissées ?
Quelle pollution est acceptable, laquelle ne l’est pas… Avec les marchés de compensation, c’est l’argent qui tranche. Pour vous, le fond du problème est là : le principe de compensation dépossède la collectivité de son droit à définir ce qui est ou non acceptable.
Il y a bien des « débats publics » dans les procédures d’aménagement du territoire, mais ce sont souvent des formalités qui ne changent pas radicalement l’orientation des projets. Pour moi, le principe de compensation participe à une forme d’« endormissement » de la délibération, parce qu’il existe ce bruit de fond qui nous dit que « de toute façon, la pollution sera compensée ». Le débat se cristallise alors sur le « combien » il faut compenser, aux dépens du bien fondé-même de l’activité polluante : pourquoi faudrait-il détruire ?
Propos recueillis par Fabien Ginisty