Se retrouver en groupe pour philosopher : c’est l’objet des ateliers proposés par Laurence Bouchet, qui sillonne la Franche-Comté à bord de sa Philo-mobile.
Une camionnette sur laquelle on peut lire « Philomobile ». Dans la camionnette, Laurence Bouchet, auto-entrepreneuse, et un cartable. À l’intérieur du cartable, les photocopies d’un conte soufi du XIIIe siècle. La conductrice se gare devant la bibliothèque de Levier, 2 000 habitants, dans le Doubs. Il est 20 heures. Une dizaine de personnes l’accueille, âgées de 30 à 60 ans.
Laurence, la cinquantaine, a décidé de ne plus donner de cours aux lycéens de Pontarlier, préférant désormais intervenir dans les écoles, les collèges, les prisons. Elle sillonne aussi la région à la rencontre des villageois. « Plus souvent des villageoises », constate-t-elle. Ce soir, dans le cercle de chaises qui s’est formé, les femmes sont encore majoritaires. Les mains sont épaisses ou fines : il n’y a pas d’entre-soi, sinon celui du voisinage. On s’apprête à philosopher.
« Connais-toi toi-même »
Une fois le conte lu à voix haute par un participant – l’histoire d’un perroquet en cage qui retrouve sa liberté en apprenant à se taire –, Laurence invite chacun à « poser une question dont la réponse est dans le texte ». L’exercice a pour but de s’assurer que tout le monde a bien compris la même chose. La consigne paraît simple, mais s’avère problématique pour quelques participants, dont Adèle (1) : « Je ne sais pas quel genre de questions il faut poser. » Laurence en profite pour lancer véritablement l’atelier : au lieu de répondre à l’interrogation simple d’Adèle, elle utilise ce « blocage » pour demander aux autres participants : « À votre avis, pourquoi peut-on trouver l’exercice difficile ? – Parce qu’on cherche midi à quatorze heures ? », sourit Nicole.
Au fil des prises de parole, la question posée devient plus générale : « Est-ce que ne pas oser, c’est se compliquer la vie ? » Et Laurence de revenir vers Adèle : « Est-ce que tu estimes que généralement, tu es quelqu’un qui se complique la vie ? » Adèle fait la moue : « ça doit être ça… » Dans le cercle, on échange quelques sourires crispés.
« Être bienveillant, s’intéresser vraiment à l’autre et à sa pensée, c’est lui montrer ses contradictions, ses limites, pour qu’il puisse se nourrir de ce miroir. » Laurence Bouchet a arrêté l’enseignement classique pour la méthode socratique du « Connais-toi toi-même », méthode dite de « pratique philosophique » conceptualisée par le philosophe Oscar Brenifier, avec qui elle s’est formée. Il s’agit non pas d’apprendre la culture philosophique, mais d’apprendre à tenir un raisonnement philosophique. Pour autant, Laurence ne donne pas un cours sur « la bonne façon de philosopher ». Tout se fait en situation : elle invite au contraire à « penser, et à penser comment on pense. À faire de soi-même un objet de connaissance en se confrontant à l’Autre. Dans cette confrontation, il y a parfois du jugement, pas pour rejeter, mais pour mieux comprendre nos fonctionnements cognitifs.»
S’impliquer sans s’obstiner
Pour l’heure, Adèle observe, sourcils froncés, le déroulé de l’atelier. Laurence invite ceux qui parlent le moins à formuler des questions d’interprétation : « Le marchand retient-il le perroquet parce qu’il l’aime ? » ; « Est-ce que le perroquet est prisonnier parce qu’il parle “fort bien” ? »
Jean-Pierre avance : « Est-ce qu’on ne se retrouve pas, des fois, enfermés par ce qu’on dit ?
– Alors là, on généralise encore, commente Laurence. On passe aux questions philosophiques. Qui voudrait reformuler la question posée par Jean-Pierre, pour voir si on a bien compris ce qu’il voulait dire ? »
Tout au long de l’atelier, Laurence s’applique à allonger les détours que prend parfois la discussion. La philosophe fait remarquer à Nicole son attitude bouillonnante, et pose la question de l’art du lever de main. Tout le monde n’est pas d’accord sur ce point. S’ensuit donc un autre détour : « Comment faire pour s’impliquer sans s’obstiner ? »
À l’issue de l’atelier, Adèle repart, « dépitée » : « C’était désagréable, je n’ai pas compris le sens de tout ça. » ; « C’est vrai que c’est déroutant, parce qu’on s’intéresse plus à la façon de procéder qu’aux idées à proprement parler » commente Sophie. Christiane, elle, n’en est pas à son premier atelier : « C’est comme une gymnastique de l’esprit. Au fil des séances, j’ai l’impression de mieux écouter. »
Sur le chemin du retour, à l’intérieur de la camionnette :
« Un jour, la question qui a émergé était “Pourquoi sort-on parfois de la voie toute tracée ?” Ça m’a amenée à beaucoup réfléchir sur le sens de mon engagement dans cette activité. Quand tu t’engages dans quelque chose ou pour telle idée, tu le fais parce que tu penses que c’est juste, mais tu n’en es jamais totalement certain. C’est cette incertitude qui est enrichissante. »
Fabien Ginisty
………………………………………………………………………………
1 – Les prénoms ont été modifiés.
Numéro 141 : mai 2019
Au sommaire du numéro 141
- Edito: ceci est un smart édito / Tours : le « renouvellement urbain » vu par Fatoumata
- Courrier et concombres
- Reportage la philo ou l’art de l’incertitude
- Nouvelle-Zélande Mihirangui, gardienne de la nature / NDDL un pot commun pour la Zad
- Livres Creuse : une rivière en résistance / La bagnole au crible de la sociologie ma petite entreprise au comptoir du bar à pain
- La face cachée du numérique
- Actu Gonesse : une station de métro en plein champ ? / Le grand débat, un trompe-l’oeil / « la liberté d’informer ne s’use que si… »
- Lorgnette y a d’la consigne dans l’air
- L’atelier au jardin, rubrique à bec, La pause Qi Gong, jouons z’un brin
- Le forum
- Fiches pratiques : une forêt comestible sur le balcon
- Recettes printanières
DOSSIER 6 pages :
Résister à l’oppression numérique
Des syndicalistes d’Enedis réouvrent une boutique pour continuer à recevoir du public. Des enseignants refusent d’utiliser le cahier de texte numérique. Des éleveurs risquent des sanctions pour ne pas «pucer» leurs brebis. Les collectifs anti-Linky conduisent une révolte populaire inattendue contre le compteur électrique «intelligent». La Cimade prend à leur propre jeu les préfectures, qui utilisent l’informatique pour rendre invisibles les files d’attentes des étrangers… Autant de résistances au « technototalitarisme » décrit par Pièces et main d’oeuvre.