Les lobbyistes qui défendent un enseignement individualisé via la technologie ont l’oreille du gouvernement. Les pédagogies coopératives, expérimentées en classe depuis des décennies, savent pourtant faire place aux singularités des enfants.
C’est une petite musique qui monte. On l’entendait déjà, « avant », mais le confinement lui a permis d’augmenter le volume. La petite musique de l’école numérique… Dans Le Monde de l’éducation du 19 mai, Alain Bouvier, ancien recteur et rédacteur en chef de la Revue internationale d’éducation de Sèvres, proche du ministère de l’éducation (1), affirme ainsi la « nécessité d’apporter de la flexibilité à un système éducatif qui n’en a pas ». Sous prétexte de libérer les enseignant·es de la rigidité administrative, il explique que « l’école de demain devra développer des modèles “hybrides” combinant, de manière plus organisée que pendant la crise, temps de classe et travail à distance ».
Dix jours plus tard, Le Point donnait la parole à Marie-Christine Levet, créatrice d’EduCapital, le « premier fonds d’investissement d’ed-tech (numérique éducatif) ». Cette « experte » exhorte la France à « rattraper son retard » et ne mâche pas ses mots contre les outils proposés par l’Éducation nationale, qu’elle juge archaïques. La solution selon elle ? Des investissements forts de la part de l’État dans le cadre d’un « partenariat public-privé, avec des start-up innovantes ».
Ah, l’innovation… Rien que sur la première page de son appel à projet « Label Écoles numériques 2020 », publié fin mai, le ministère de l’éducation emploie les termes « innovation » et « innovant » sept fois. Réservé aux communes rurales de moins de 3 500 personnes, un fonds de 15 millions d’euros est annoncé pour financer, à hauteur de 50 %, l’équipement informatique des petites écoles. Un petit tour de la presse régionale permet de voir que la question est à l’ordre du jour d’un certain nombre de conseils municipaux. Réduire les inégalités en matière d’accès au numérique : l’idée n’est pas mauvaise. Le problème, c’est que ces investissements sont accompagnés d’un discours qui fait, en permanence, l’amalgame entre « innovation pédagogique » et outils numériques.
« Vivre le même espace-temps : une expérience essentielle »
Marie-Christine Levet explique ainsi, dans Le Point, que « le numérique devrait permettre un apprentissage plus personnalisé, un programme différent pour chaque enfant ». Qu’une femme d’affaires cherche à placer ses produits, soit. Il est plus inquiétant de voir que cette idéologie est propagée par l’éducation nationale. Le dossier Le numérique au service de l’école de la confiance, disponible sur le site du ministère, est révélateur. Marie-Christine Levet l’aurait rédigé elle-même, que cela ne nous aurait pas étonnés ! Mais il porte la marque de Ludovia, un organisme qui mêle recherche et lobbying sur le numérique éducatif – et dont le ministre Blanquer fréquente l’université d’été.
On apprend dans le document que l’Éducation nationale proposera de nouveaux contrats « aux acteurs de la EdTech pour déployer des innovations technologiques ». On nous explique aussi que « le numérique représente un levier de transformation puissant pour accompagner la politique ministérielle dans toutes les dimensions, de la transformation pédagogique au service des apprentissages et de leur évaluation à la formation aux enjeux et aux métiers de demain ». Vous n’avez rien compris ? C’est pourtant simple : à n’importe quel problème, le numérique apporte une solution.
L’école publique ne tient pas assez compte des spécificités de chaque enfant ? La « mise en valeur » des données produites par les écoles va permettre de « renforcer une individualisation des apprentissages ». Les profs ne sont pas assez formés ? Des « outils » de « formation initiale et continue », à distance, seront développés. Les relations avec les familles sont parfois compliquées ? Allez hop, une petite plateforme en ligne ! On vous passe le détail des bracelets connectés pour le cours d’EPS, et autres lunettes.
Tous les fonctionnaires du ministère ne sont pas dupes. Un autre rapport officiel, produit celui-ci par l’inspection générale de l’éducation nationale, est beaucoup plus nuancé :
« Entrer dans le sujet par l’impact des équipements, sans penser aux finalités pédagogiques, à la construction des compétences et à la formation des enseignants aboutit presque systématiquement à une déception. Les outils n’ont pas d’efficacité intrinsèque. »
L’enseignement à distance remet en cause l’un des principes de base de l’éducation publique : l’école est un moment de vie collective, durant lequel on apprend ensemble. Pour Philippe Meirieu, spécialiste de la pédagogie, « le fait de vivre le même espace-temps est une expérience essentielle pour être “embarqué” dans un apprentissage. Il y a une expérience dans le fait d’arriver, singulier, avec sa personnalité, et d’accéder à quelque chose qui nous réunit », disait-il le 9 mars sur France Culture. Il existe des pédagogies coopératives, pratiquées par des enseignants qui les font évoluer depuis des décennies. Elles permettent à chaque enfant de prendre, tel qu’il est, sa place au sein du collectif. En cela, elles sont bien plus « innovantes » que les dernières trouvailles de la Ed-Tech.
Lisa Giachino
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1 – Revue publiée par France Éducation international, un établissement qui se présente comme un « opérateur » du ministère de l’éducation, avec lequel il est sous contrat.
Numéro 153 – Juillet-Août 2020
Levons le pouce !
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Dossier 4 pages : Levons le pouce !
À l’heure des sites de covoiturage, l’auto-stop est presque devenu marginal et effrayant. Pourtant, certains continuent de lever le pouce, pour voyager écolo à travers le monde, aller faire leurs courses ou s’amuser entre potes. Malgré l’attente au bord de la route, les détours inattendus et les averses de pluie, les auto-stoppeurs carburent toujours aux expériences et aux rencontres. Ce qui les rend simples, joyeux. Et libres !