Après 150 ans d’omerta, l’organe du plaisir féminin est redécouvert, expliqué… et même brandi comme un symbole d’émancipation.Pourquoi sa connaissance dérange-t-elle les représentations traditionnelles et l’ordre établi ? Revue de détails.
Il remet en cause les représentations traditionnelles des différences sexuelles.
« L’homme a un pénis, la femme a un vagin » : la conception la plus courante des organes génitaux fait directement référence au coït par pénétration. L’image a atteint un tel niveau d’évidence qu’on l’utilise pour le matériel électrique dont le côté mâle, en relief, s’emboîte dans le côté femelle, en creux !Cette conception n’est pas sans conséquences. Lorsqu’on établit une correspondance entre pénis et vagin, « il est tentant de voir le sexe des femmes comme un vide, un réceptacle, destiné à recevoir ce qui le comblerait naturellement », observe la sociologue Odile Fillot dans une intervention filmée de 2018 (1). De là à en tirer des conclusions sur « l’identité féminine », il n’y a qu’un pas : « La forme de leur organe pourrait faire croire que les femmes sont plus réceptives qu’actives », poursuit la chercheuse. La sexualité androcentrée, c’est-à-dire articulée autour de l’érection et de l’éjaculation masculines, contribue à véhiculer cette image d’homme naturellement actif et de femme naturellement passive.
Il n’a pas d’autre but que le plaisir.
La connaissance du clitoris, qui est le véritable pendant du pénis, remet en cause ces représentations sexistes. « Pénis et clitoris sont des organes homologues, issus du phallus embryonnaire », indique Odile Fillot. À partir de la huitième semaine, le phallus embryonnaire évolue, sauf exception, vers un appareil érectile féminin ou masculin. C’est pourquoi le clitoris et le pénis sont constitués des mêmes tissus spongieux, capables de se gorger de sang.
« L’érection du clitoris est tout aussi rapide et potentiellement intempestive que celle du pénis », souligne, avec une certaine malice, Odile Fillot dans son intervention.
La connaissance du clitoris, de son rôle dans le plaisir féminin et de ses points communs avec le pénis n’est pas nouvelle. Par exemple, en 1753, le médecin Pierre Lassus décrivait le « tronc » du clitoris et « ses deux branches semblables aux racines des corps caverneux de l’homme, attachées de même au bord inférieur des os pubis. Elles sont recouvertes par des fibres charnues : c’est le muscle érecteur du clitoris ». L’importance de sa stimulation pour le bon déroulement des relations sexuelles n’était pas un secret – elle était même encouragée par l’Église… Cette bienveillance et cet intérêt scientifique pour le clitoris reposaient cependant sur un malentendu : on a longtemps pensé que la production de « semence » féminine était corrélée à l’orgasme, et que la procréation était donc favorisée par le plaisir féminin. Or, il n’en est rien : le clitoris est le seul organe humain dédié uniquement au plaisir, à la différence du pénis qui sert également à l’éjaculation du sperme et à l’évacuation de l’urine. En 1875, Van Beneden, scientifique belge, déclare le clitoris « inutile à la reproduction ».
« Quand cela a été établi, [sa] connaissance, qui était pour l’essentiel acquise, a été reléguée au second plan, constate Odile Fillot. Le plaisir sexuel des femmes, on s’en fichait dès lors qu’elles assumaient leur fonction sociale de gestatrices, mères et compagnes. Transmettre cette connaissance est devenu inutile et même gênant puisque parler du clitoris revenait à s’aventurer sur le terrain, moralement glissant, du plaisir sexuel déconnecté de la reproduction. »
Sa connaissance est émancipatrice.
Si connaître le rôle du clitoris peut produire de la gêne, c’est aussi « parce que ça laisse voir combien la sexualité des femmes peut s’émanciper de la satisfaction des désirs des hommes », souligne Odile Fillot. La masturbation a longtemps été réprimée chez les garçons comme chez les filles, mais c’est chez celles-ci qu’elle a été la plus radicale. La dernière ablation du clitoris connue réalisée par la médecine occidentale, destinée à « guérir » une fillette de la masturbation, a été pratiquée aux États-Unis en 1948. Aujourd’hui, le pénis étant clairement identifié comme l’organe du plaisir masculin et son érection étant visible dès la petite enfance, la masturbation chez les hommes est globalement considérée comme une activité « normale ». Il n’en va pas de même pour les femmes. « Ignorer qu’exactement comme le pénis, le clitoris est fonctionnel dès la naissance et reste toute la vie la principale zone érogène, a des conséquences concrètes. La masturbation est vue comme moins naturelle pour les filles et les femmes, observe Odile Fillot. Outre le malaise que cela peut susciter quand elles la pratiquent, certaines s’en trouvent incapables, ce qui les prive non seulement d’une source de bien-être, mais aussi d’un moyen de développement de tout leur potentiel de plaisir sexuel. »
La chercheuse témoigne de sa propre expérience :
« Pour ma part, c’est la masturbation qui m’a confrontée pour la première fois à l’omerta sur le clitoris. Je devais avoir cinq ans. Tout ce que je savais, c’est que c’était hyper agréable, et sans doute honteux ou anormal puisque personne n’en parlait. Ça ne s’est pas arrangé avec l’explication de l’appareil génital en cours de sciences naturelles. Ce n’était pas du vagin que me venaient ces sensations et visiblement, j’avais un truc que personne n’avait. On ne m’a jamais appris que j’avais un clitoris. ».
C’est le documentaire Le clitoris, ce cher inconnu (2), sorti en 2004, qui l’a aidée à comprendre. Ce film s’appuyait sur les travaux de l’urologue Helen O’Connel, qui a réactualisé les connaissances sur le clitoris : « Nous avons découvert que la réalité était bien différente des images standards présentes dans les livres d’anatomie », disait la scientifique en 1998. En 2016, Odile Fillot réalisait, grâce à une imprimante 3D, la première reproduction de clitoris grandeur nature. Dessiné à la craie sur les trottoirs, tagué, tricoté, sculpté… Après 150 ans d’oubli, le clitoris devient, pour de nombreuses artistes et militantes féministes, le symbole de leur émancipation et de la réappropriation de leur corps.
Sa méconnaissance produit stéréotypes et mal-être, chez les hommes comme chez les femmes.
Méconnaître le clitoris, c’est faire reposer la sexualité hétérosexuelle sur une fausse équation. « L’idée que la femme jouit par son vagin, grâce au va-et-vient d’un pénis, fait que de nombreuses femmes se croient, à tort, frigides et anormales, souligne Odile Fillot. L’ignorance autour du clitoris tend à enfermer les couples hétérosexuels dans des scénarios sexuels androcentrés qui sont trop souvent insatisfaisants pour les femmes. On constate d’ailleurs qu’il existe aussi une inégalité dans l’accès à l’orgasme. » Autre conséquence : « Une pression indue sur les hommes, qui s’imaginent à tort qu’ils doivent absolument être performants avec leur pénis, que s’ils ont une panne d’érection ou qu’ils éjaculent trop tôt, ils seront incapables de faire jouir une femme. ».
Ses variations questionnent notre conception de la normalité.
La taille du clitoris des femmes a commencé à préoccuper les hommes dès la fin du Ier siècle après J.C. À l’époque, des poètes latins évoquent des femmes aux désirs sexuels jugés mal orientés (homosexualité) et/ou excessifs, dont ils décrivent les érections « prodigieuses ». Ce thème sera repris dans la littérature médicale française du XVIe au XIXe siècle, indique Odile Fillot sur son site Clit’Info (1). Au IIe siècle, le médecin grec Soranos préconise, de couper lorsque la « nymphe » lorsqu’elle est trop grande. Une proposition répétée au fil des siècles par d’autres médecins grecs, puis arabes (vers l’an 1000), et ressassée au Moyen Âge dans des traductions plus ou moins fidèles des textes grecs et latins. La Renaissance, période de redécouverte de l’organe, voit aussi resurgir les questionnements autour des cas « anormaux », comme dans l’ouvrage Monstres et prodiges, du chirurgien Ambroise Paré. « Les “tribades” sont présentées comme des femelles hermaphrodites qui abusent la nature humaine et l’ordre social. La clitoridectomie (ablation du clitoris, Ndlr.) apparaît ainsi comme la solution médicale (et indissociablement sociale et politique) à ce désordre », écrit Delphine Gadrey dans Politique du clitoris.
Du début du XIXe au début du XXe siècle, c’est pour lutter contre les comportements anormaux (nymphomanie, hystérie, et autres troubles psychiques ou sexuels) que des médecins européens et états-uniens pratiquent des centaines d’ablations du clitoris. Ce n’est plus tant la taille physique de l’organe, que son influence supposée sur la « nature » féminine qui pose problème.
Aujourd’hui, pour toutes les personnes dont les organes génitaux ne répondent pas aux critères habituels des deux grandes catégories sexuelles, la différence est lourde à porter.
Sur son site, Odile Fillot explique que « la possession de certaines variantes génétiques peu communes, de même que l’exposition à un milieu hormonal inhabituel, peuvent conduire au développement d’organes génitaux externes ayant un aspect intermédiaire entre [les] deux formes canoniques ». L’intersexuation ne s’accompagne en principe « d’aucun dysfonctionnement de l’appareil érectile ou d’anomalie de la sensibilité génitale. En revanche, les interventions chirurgicales effectuées sur les personnes concernées afin de conférer à leurs organes génitaux externes une forme jugée socialement plus convenable peuvent lourdement handicaper leur fonction sexuelle ».
Selon le film Le clitoris, ce cher inconnu, « une naissance sur 2000 comporte une anomalie génitale qui ne permet pas de dire immédiatement si le bébé est une fille ou un garçon ». Le documentaire donne la parole à une jeune femme britannique née avec un clitoris hypertrophié, qui a subi à l’âge de quatre ans une ablation partielle dont elle garde des séquelles extrêmement douloureuses. Elle estime que le but était de la « rendre conforme. C’était un choix esthétique, non fonctionnel ». Se pencher sur le clitoris, c’est donc s’interroger sur les normes de sexe et de genre qui imprègnent nos schémas de pensée, et remettre en cause un « contexte social hétéronormatif et inégalitaire », selon les mots d’Odile Fillot.
Lisa Giachino
1 – La vidéo est visible sur le site Clit’info (https://odilefillod.wixsite.com/clitoris/), à la rubrique « outils ».
2 – Stephen Firmin, Variety Moszynski, Michèle Dominici, Cats and Dogs Films, Sylicone, Arte.
Dans ce numéro, nous avons le plaisir de publier pour la première fois un dessin de Cualli Carnago, dont nous vous invitons à découvrir le travail féministe, plein d’humour et de recherche.
Numéro 153 – Juillet-Août 2020
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Dossier 4 pages : Levons le pouce !
À l’heure des sites de covoiturage, l’auto-stop est presque devenu marginal et effrayant. Pourtant, certains continuent de lever le pouce, pour voyager écolo à travers le monde, aller faire leurs courses ou s’amuser entre potes. Malgré l’attente au bord de la route, les détours inattendus et les averses de pluie, les auto-stoppeurs carburent toujours aux expériences et aux rencontres. Ce qui les rend simples, joyeux. Et libres !