Souvenir de colo ou de fin de manif, le feu de camp a toute une histoire. Il rassemble les humains, grille les corps et les patates, donne la musique d’une soirée. Jusqu’à ce que ses flammes nous poussent à cogiter sur le monde et nos émotions. Une lumière dans la nuit propice à la rêverie, à la connerie. Surtout aux deux.
C’est déjà la nuit tombée de mon anniversaire. Les bougies, les cadeaux, le gâteau, tout le tralala, j’en veux pas de tout ça. Pour arroser la pige passée, je préfère allumer un feu de camp avec les copains. Tu crois, t’es sûr ? On va pas se cailler le cul ? On est quand même en plein mois de novembre. Les flics vont débarquer, ça va pas bien dans ta tête de faire un feu en ville comme ça ? Pour que la douce folie prenne vie, froissez un exemplaire de L’âge de faire (après l’avoir évidemment lu intégralement de l’édito à la page atelier). Craquez une étincelle, envoyez de la cagette et quelques petits branchages sur les flammes. Ça y’est, c’est lancé. La fumée tournoie et cherche à étouffer les plus sceptiques. Ça tousse, ça cherche sa place autour du feu. Ça ouvre une première bière, ça remet un pull. Du jaune et de l’orange valdinguent dans les flammes. Il commence à faire chaud. Le feu de camp vient de naître du bide de la pachamama. Un savant mélange d’oxygène et de carbone qui réchauffe des bestioles humaines elles-mêmes pleines de flotte et de carbone.
L’ancêtre de la télé
Je pense toujours aux humains préhistoriques qui découvraient le feu pour la première fois. Franchement, on ne peut pas leur en vouloir d’avoir cru à la magie ou autres bondieuseries. Parce que le feu grésille, pétille, pète. Il est vivant. Dès le début de l’humanité, il réchauffe les corps, cuit les aliments, forge les armes, effraie les prédateurs. Le feu de camp est utile. Mais aussi, il prolonge le jour dans la nuit. Après avoir dévoré son petit morceau de barbaque grillée, on commence à avoir le temps de causer politique et imaginer des histoires à dormir debout. Avec le feu qui élimine les bactéries, le cerveau des humains grandit et se développe. C’est le tout début de la culture. Dans une étude sur les chasseurs bushmen au Botswana, l’anthropologue Polly Wiessner montre que les veillées autour du feu, dégagées des activités et des tensions de la journée, ont contribué à prolonger les interactions sociales, à promouvoir une harmonie de groupe. Avec le feu de camp, on fait aussi société. Et puis, on commence à chanter, à danser, à se divertir. C’est vrai que l’on a désormais un peu de mal à s’en rendre compte, mais au commencement de l’univers, il n’y avait ni Michel Drucker (1) ni Cyril Hanouna. Et c’est bien le feu de camp qui est l’ancêtre de la télé. Une source de lumière avec des choses qui gigotent devant. Ni plus ni moins. Dans l’allégorie de la caverne de Platon, on fait un feu à l’entrée de la caverne et on bouge devant pour projeter des mouvements sur un écran au fin fond de la caverne. L’illusion des ombres.
Une affaire de copains
De temps à autre, le plus motivé de la bande se lève et va rechercher une bûche. On remet une pièce dans le juke-box. Et revoilà la flamme qui repart de plus belle. À nouveau, on voit mieux. À nouveau, on a plus chaud. Parfois, c’est même trop brûlant et tout le monde doit se lever pour reculer le banc. Une autre expédition pour trouver un peu de bois sec s’organise.
Tous les deux assis sur une palette, Loïc pointe quelques braises rouges qu’il trouve belles à Léa. À peine Elsa veut se lever pour voir ça, qu’une grande planche s’écroule dans le brasier. Le feu est une affaire sérieuse : à côté des pierres disposées en cercle, Bertrand s’agenouille près du bûcher. Une fois la grille de barbecue enlevée, le gaillard s’est mis en tête de frotter un morceau de bois enflammé (qui fait aussi office de briquet pour les fumeurs) contre un gros tronc. Et voilà que ça jaillit dans la nuit noire en centaines de petites flammèches d’un jaune profond. Dans ce zigzag incandescent, l’un a vu la racine d’un poireau, l’autre des spermatozoïdes qui font la course jusqu’au ciel. Un dernier y voit un peloton de vers luisants.
Profession : rêveur de flamme
Le feu est aussi poétique et sensible. Faites fondre un maroilles sur la flamme ou grillez des patates marinées au paprika et vous saurez comment monter au septième ciel avec un feu de camp. Après cette partie de papilles en l’air, le feu nous calme, nous rassure. On respire plus doucement, on réfléchit à sa vie. La soirée se poursuit et pose nos corps. Louise décide de rouler une cigarette. « Ce feu de camp, c’est sûr que je vais le regretter », lance Bertrand, le regard planté dans les flammes. Près de mon oreille, il approche un petit bâton plat qui traînait par là. Et me fait écouter le bois tout humide en train de pétiller. Le feu fait une sacrée bonne musique. « C’est trop beau, ça m’apaise de ouf. Je n’ai pas envie de partir de là », poursuit Coline.
« Si le rêveur de flamme parle à la flamme, il parle à soi-même. Le voici poète », écrivait Gaston Bachelard, un grand barbu de philosophe (lire p. 11) dans un livre passionné sur le feu (2). Au cœur de la braise qui vivote, les yeux plantent le décor. Le feu aide à méditer. On ne pense plus à rien, on se gave d’énergies, on réfléchit à sa vie, on se demande si on est en route pour la joie et comment se porte notre solitude. Si c’est bien beau partout dans tous les recoins de notre cœur. On se demande qu’est-ce qui nous manque vraiment à ce moment-là. Tout seul dans mon esprit au crépuscule, le chanteur Miossec me répond : « Tout brille, tout luit, mais rien ne brûle. Même quand on fait de l’esprit et même quand on s’allume. »
Clément Villaume
1 – Selon nos informations, Il ne serait arrivé qu’au troisième jour.
2 – Gaston Bachelard, La Flamme d’une chandelle, PUF, 112 pages, 9,50 €