Toujours dans le quartier du Blosne, les enseignants de l’école élémentaire Torigné ont voulu changer d’approche face aux difficultés en français de leurs élèves. Les langues familiales ne sont plus interdites, mais valorisées.
Écouter cet article, lu par Lucie Aubin :
« Un constat d’échec » : c’est ce qui a motivé Sylvaine Amary et ses collègues de l’école élémentaire Torigné, dans le quartier populaire du Blosne, à Rennes, à solliciter des laboratoires de recherche. « Des enfants nés en France, qui sont parfois allés à l’école dès l’âge de deux ans et demi, arrivent en fin de CM2 avec de grosses difficultés en français qui se répercutent sur tous les apprentissages, observe l’enseignante. Cela les conduit souvent à faire le choix d’études courtes, voire d’une sortie très rapide du système scolaire. Nous avons le sentiment de ne pas répondre à l’égalité des chances censée être apportée par l’école publique. » Deux unités de recherche de l’université Rennes 2, le Prefics et le Lidile*, accompagnent l’école. « On s’est engagés sur un temps long, en étant conscients que certaines choses nous dépassent et qu’on est limités dans les réponses qu’on peut apporter », précise Sylvaine.
Première étape : remettre en cause le classique « bain langagier de français ». « Jusque-là, la consigne implicite, c’était d’interdire aux enfants de parler leur langue maternelle à l’école, explique Sylvaine. C’était plus ou moins ferme selon les enseignants… et aussi relayé par les enfants : “À l’école, on parle français !” Maintenant, on fait un peu l’inverse. »
« C’était un peu tabou »
De nombreuses actions « valorisent les langues des familles. Beaucoup d’enseignants ne savaient pas quelles langues étaient parlées par leurs élèves ! » Pour en avoir une idée statistique, quatre classes de CM1-CM2 ont enquêté auprès des 270 élèves de l’école. Les enfants ont construit le questionnaire, puis interrogé chaque élève, en binôme, dans l’intimité de la bibliothèque. Ils étaient accompagnés par Pierre-Louis Gallo, artiste « arpenteur de langues ». « C’était un peu tabou au début. Dans ma classe, où 80 % des enfants sont plurilingues, on sentait que ça touchait à quelque chose de très intime, à leur domaine privé. Ils ont l’habitude que ce soit cloisonné entre le monde de l’école et celui de la maison. »
Peu à peu, les frontières sont moins étanches. « Les enfants se parlent plus facilement dans d’autres langues. Des élèves ont envie d’apprendre une langue non familiale. Ils adorent quand je leur dis des mots en turc ou en arabe. Ça fait rentrer un peu de chez eux à l’école. Car le cloisonnement est difficile à vivre pour eux. »
« L’école ne les considère pas comme des enfants plurilingues »
Lancée dans une thèse universitaire au sein du Prefics, Sylvaine a pour but de « comprendre comment se construit le bilinguisme chez les enfants. Car l’école ne propose rien pour ce public spécifique. On ne les considère pas comme des enfants plurilingues, mais comme des enfants en échec. C’est vrai qu’entre 7 et 11 ans, ils ont des difficultés en français. Mais c’est normal, car ils sont en train de construire ce bilinguisme. Comment l’école peut-elle les accompagner ? »
Les enfants kurdophones et turcophones sont « particulièrement en difficulté, relève Sylvaine. On ne comprenait pas trop pourquoi eux, plus que les autres ».
Les rencontres avec les parents ont donné quelques premiers éléments de réponse : « Les turcophones ont souvent une angoisse de perdre le turc. Les enfants sont un peu tiraillés. » Dans le cadre d’un atelier de français pour les parents, « on a une dizaine de mamans turcophones motivées, et ça nous a permis de beaucoup discuter avec elles. Les turcophones ont la réputation d’être une communauté fermée. Des mamans, arrivées depuis 2008, commencent maintenant à apprendre le français. Mais elles ne sont pas du tout fermées. Juste prises par un quotidien où elles gèrent tout, et où elles ne se sentent pas à leur place à l’école, à cause d’une timidité énorme et d’un sentiment de manque de légitimité. »En classe, faire des ponts entre les différentes langues permet de mieux comprendre la grammaire, ou d’enrichir le vocabulaire, car les enfants ont souvent « un lexique turc pour la maison, et un lexique français pour les choses de l’école ». À partir de la rentrée, une autre doctorante travaillera au sein de l’école sur des outils pédagogiques adaptés.
Lisa Giachino
* Pôle de recherche francophonies, interculturel, communication, sociolinguistique, et Linguistique ingénieurie et didactique des langues.
Cet article est paru dans le numéro 198 de L’âge de faire / Dossier “Parlons langues”.
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