Créée en 1887 comme « une langue pour tous », l’espéranto est à l’origine d’une communauté de valeurs. Comment les transmettre aux nouveaux locuteurs qui pratiquent sur Duolingo, l’application internet ? Rencontre avec des espérantistes.
Assis sur un banc parisien, j’enchaîne les leçons sur Duolingo. L’application gratuite d’apprentissage des langues a beau m’encourager de ses grands
« continue comme ça », « déjà 455 jours, tu assures ! », rien n’y fait. L’heure file, et j’ai rendez-vous au siège d’Espéranto France. Je range mon smartphone dans ma poche.
Samedi 8 juin, les jeunes espérantistes d’Île-de-France se sont donné rendez-vous au siège national du mouvement espérantiste. Tous les mois, ils s’y retrouvent pour des tables rondes. Je suis accueilli par un chaleureux « saluton ! » (Bonjour/salut en espéranto) (1). Aurélien Lestage, le président de l’Association des jeunes espérantistes d’Île-de-France, s’affaire à préparer la salle. La discussion d’aujourd’hui porte sur l’imagerie et l’esthétique des associations et organisations espérantistes. Je remarque un buste de Zamenhof, initiateur de l’espéranto. « On pourrait croire comme ça qu’on lui voue un culte, mais pas du tout. Dans la communauté espérantiste, on discute souvent de la place de Zamenhof dans la culture », explique Aurélien en décorant le lieu avec des petits drapeaux. Le vert représente l’espoir, le blanc la neutralité, et l’étoile à 5 branches, les 5 continents.
Les participants arrivent au compte-gouttes. Une fois cinq autour de la table, la discussion passe exclusivement (en fonction des capacités de chacun) en espéranto. Un tour de table me permet de me rendre compte que je suis le seul à l’apprendre via Duolingo. Pour en connaître les rudiments, la plupart sont passés par iKurso, un site mis en place par l’association française d’espéranto. Ces bases, ils les complètent en créant du lien social autour de la langue. « J’entretiens une correspondance avec un espérantophone étranger », m’explique un des participants à la discussion. Deux autres personnes arrivent ensemble. L’un est un nouvel apprenant, l’autre est une espérantophone aguerrie, qui le marraine.
Ma langue est restée dans ma poche
Les conversations sont fluides. Le temps de quelques instants, on pense être à l’étranger. Mon approche de l’espéranto me permet de clairement comprendre les sujets discutés. Pourtant, dès qu’on me demande de m’exprimer, les mots ne sortent pas, ou du moins pas dans le bon ordre. Ma langue est restée dans ma poche, à côté de mon smartphone. Un espérantophone originaire d’Espagne m’écoute lutter pour me faire comprendre. « Tu parles espéranto comme on parle espagnol, c’est ça ton problème », me lance-t-il. Il n’a pas tort. Pour m’épauler, je m’appuie sur ma maîtrise d’autres langues étrangères. Mais alors, comment parler espéranto… comme on parle espéranto ? Et pourquoi après un an de pratique, suis-je incapable de parler ?
« Sans l’aspect social, on ne peut pas apprendre correctement l’espéranto. Duolingo est très aseptisé », estime Federico Gobbo. Enseignant spécialiste de l’espéranto à l’université d’Amsterdam, il est aussi un espérantophone de longue date. L’espéranto étant une langue construite, elle est souvent critiquée comme étant vide de culture. Pourtant, « pour les espérantistes, certains lieux sont importants, souligne l’enseignant. L’exemple le plus parlant est Białystok, la ville de naissance de Zamenhof. C’est une toute petite ville dans l’est de la Pologne, mais tous les espérantistes la connaissent. L’espéranto n’a pas de territoire, il a sa propre géographie. »
Au fil du temps, des formules de phrases et des expressions idiomatiques renforcent l’identité culturelle de la langue. « Pour donner un exemple, en espéranto, on ne demande jamais “de quel pays viens-tu ?”. C’est très impoli. Alors qu’en anglais, ça va être l’inverse. En espéranto, personne ne regarde votre passeport, la seule chose qui est intéressante, ce sont les langues que vous parlez. » Cette dimension culturelle, Duolingo ne parvient pas à la transmettre à ses apprenants. « Dans les congrès, quand on voit des personnes qui sont très émerveillées et candides, on se dit entre nous : “Ili estas duolinganoj” (2). Car on comprend vite qu’ils n’ont jamais été en relation avec des espérantistes humains, dans des clubs. »
« J’en fais dix minutes seule chez moi »
Après la table ronde, Aurélien Lestage et le trésorier de l’association m’invitent à prendre un verre. Nous partageons une part de gâteau à la pistache d’un beau vert « pour la cohérence des couleurs avec le drapeau espérantiste », s’amuse Aurélien. « Évidemment que le mouvement mondial a connu une augmentation grâce à Duolingo, mais ça reste des publics particuliers. Ce sont des duolinguistes avant tout », m’explique-il entre deux bouchées. Le jeune trésorier n’a pas un avis aussi tranché que le président sur le sujet. « Ces nouveaux locuteurs sont moins engagés, mais ce n’est pas forcément un mal, ça montre déjà que des gens s’intéressent à la langue. » Dans le monde, plus de 2,1 millions de personnes ont, comme moi, commencé un cours d’espéranto sur l’application. On ne sait pas combien parlent la langue.
« Ça fait 105 jours que j’apprends à fond ! » me dit Léa fièrement, en me montrant l’écran de son téléphone. Pourtant, quand le sujet des associations espérantistes est abordé, « j’apprends un peu maintenant que ça existe, ahah », admet-elle, gênée. « Sur Duolingo, il n’y a pas d’informations extérieures à l’application. Ça enferme pas mal dans une routine. J’en fais 10 minutes seule chez moi le soir et voilà. » Pourtant, l’idée de pratiquer la langue avec d’autres locuteurs espérantophones ne lui déplaît pas. « Je pense que ça peut être intéressant, mais quand j’aurai un meilleur niveau. »
« Ils craignent d’être critiqués »
« C’est exactement le problème avec les utilisateurs de Duolingo. Ils craignent d’être critiqués, car dans la communauté espérantiste, il y a beaucoup de grammairiens qui, au lieu d’écouter ce que vous dites, vous corrigent », répond Federico Gobbo.
Par ailleurs, l’application sédentarise les apprenants en les éloignant de ce qui fait le cœur de ce mouvement : la rencontre, souligne l’enseignant. « Je pense qu’à terme, ça peut être un vrai danger pour la communauté espérantiste. La transmission du langage n’est pas garantie par les familles comme c’est le cas dans les autres langues. Il n’y a pas de pays espérantophone pour s’immerger dans la culture », prévient-il. Cependant, « ces problèmes qu’on rencontre avec Duolingo étaient déjà là dans les années 90, nuance-t-il. Duolingo a simplement popularisé l’espéranto et accéléré l’évolution digitale. »
« C’est une langue qui existe, chacun en fait l’usage qu’il souhaite »
Gabin Forcier, président depuis un an de l’Association des jeunes espérantistes français, essaie de donner une nouvelle impulsion au mouvement, fragilisé notamment par le Covid. Pour Gabin, l’une des raisons principales du non engagement des jeunes espérantistes venant de Duolingo est leur méconnaissance de l’histoire de la langue et de ses valeurs.
Mais alors, faut-il recoller ces deux galaxies d’espérantophones qui s’éloignent ? « Ce n’est pas une fin en soi. L’objectif, ce n’est pas que tout le monde participe à des événements. C’est une langue qui existe, et chacun en fait l’usage qu’il souhaite », énonce le jeune homme. L’idéal de Zamenhof – créer un langage pour tous afin de rapprocher les peuples – lui survit encore. Malgré tout, le vieil homme né il y a 164 ans, continue de tirer sa langue à ceux qui la penseraient morte.
Valentin Martinot
Illustration : Alice Bunel
1- Certains propos recueillis sont traduits depuis l’esperanto et/ou l’anglais.
2- « Celui-là, il vient de Duolingo. »
Cet article est paru dans le numéro 198 de L’âge de faire / Dossier “Parlons langues”.
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