Les passionnés de la fonge se regroupent au sein des sociétés mycologiques et allient plaisir de la chère et de l’esprit. Partons en voyage avec pour guides des membres d’une association grenobloise. Direction les sous-bois du Vercors au petit matin.
« Couper le pied avec un couteau ?! Surtout pas ! » Dans l’ombre du sous-bois, à nos pieds d’humains, quelque chose qui « ressemble à une merde », noire. Mais Cécile a l’œil. Elle enlève les feuillages autour, et un joli pied blanc apparaît. « Si tu coupes le pied et qu’il en reste dans le sol, il va pourrir et détruire le mycélium. Aucune chance que ça repousse à cet endroit. » Cécile déterre encore, et glisse la lame de son opinel sous le pied de l’hygrophore de mars. Une fois dans ses mains, le champignon – ou plutôt son « fruit » – conserve des filaments : du mycélium, ce qui est, en fait, le « corps » du champignon. « Bien cueillir, c’est important aussi pour l’identification : tu peux rater la volve [une sorte d’étui à la base du pied présent notamment chez les amanites, Ndlr]. La couleur des filaments peut aussi te renseigner. » Cécile et moi déambulons tête basse dans cette forêt du Vercors. Entre les branchages, on aperçoit des chasubles orange* qui avancent lentement, s’arrêtent, s’agenouillent… Nous sommes une vingtaine à participer à cette sortie organisée par la Société mycologique du Dauphiné (SMD). Le coin, au dessus de Lans-en-Vercors, est connu des habitués. Forêt mixte de résineux et de feuillus, 1.200 mètres d’altitude, temps de printemps humide : des conditions idéales pour débusquer la fameuse morille et le moins connu, mais tout aussi délicieux – paraît-il – hygrophore de mars. Bernard en a déjà tout un panier : « Moi, je suis un “champignonneux de casserole”. Le reste, la mycologie, tout ça… »
L’APPEL DU VENTRE
Mais du plaisir de l’estomac au goût pour la détermination, la pente est paraît-il glissante, selon les passionnés réunis aujourd’hui. Cela commencerait même toujours par l’appel du ventre, à l’image de Stéphanie et Clément, à peine trente ans, qui font aujourd’hui leur première sortie avec l’association. L’automne dernier, novices, ils sont allés montrer leur cueillette à une permanence de la SMD, histoire d’éviter l’intoxication. « Pourquoi ne pas en savoir un peu plus pour être autonomes à la prochaine sortie », se sont-ils dit.
Voilà maintenant le couple dans les bois, Clément ayant le sourcil froncé collé à une loupe, en train d’observer une pigne, une pomme, bref, un cône d’épicéa. Et d’écouter Robert : « Lui, tu vois qu’il a un pied et qu’il pousse sur l’écaille : c’est Rutstroemia bulgarioides. Maintenant, si tu regardes l’autre, tu vois qu’il n’a pas de pied et qu’il éclate les écailles en poussant : c’est Phragmotrichum chailletii. Les deux ne poussent que sur les cônes d’épicéas. »
Quand on écoute Robert parler, on pense à cette fameuse scène de L’aile ou la cuisse, dans laquelle Louis de Funès, regard inspiré, décrit les vins à partir d’indices improbables, les détermine précisément… et semble les savourer, sans pour autant les goûter. Un petit groupe s’est formé, prenant le rythme de marche de Robert, qui rassure ses jambes avec deux bâtons de rando.
De temps en temps, le doyen du groupe met une écorce à la poche : « Le microscope parlera ! » Sur les cônes, les troncs, les branches mortes, et au sol bien sûr : Robert voit des champignons partout. Et il les nomme. J’apprends que le latin est encore couramment pratiqué dans les sous-bois. Je comprends aussi que quand on a un doute, on demande à Robert. Pour autant, parmi les retraités (la grande majorité du groupe), ils sont nombreux à connaître leur sujet, tous ravis de le partager. Leur sujet est un monde, un univers : un règne du vivant, rien de moins. Plus de 100.000 espèces de champignons ont été identifiées à ce jour, et les scientifiques en décrivent environ un millier supplémentaire chaque année.
RÉVOLUTION SCIENTIFIQUE
Didier m’apprend que « depuis 4-5 ans, il y a une révolution dans les laboratoires grâce à la capacité d’analyse de l’ADN. Les classifications changent, on découvre de nouvelles propriétés. Ce que les pharmaciens apprenaient disons il y a vingt ans, aujourd’hui, c’est complètement dépassé. »
Au sein de la société mycologique, Didier est chargé de la mise à jour du fichier qui recense toutes les espèces identifiées par les membres de la SMD. La base de données compte 3 700 entrées. Heureusement, il n’existe pas encore de séquenceur d’ADN portatif : sur le terrain, ce sont donc l’observation du milieu et les sens qui mènent l’enquête. Y aurait-il 134 adhé–rents à la SMD, dont 50 nouveaux cette année, s’il en était autrement ? Nous voilà à déterminer fèces, variétés d’arbres… autant de milieux qui ont produit leurs propres espèces de champignons… À moins que ce ne soit le contraire ?
« C’est quand même incroyable de se dire que la forêt n’existerait pas sans les champignons. Du mycélium, y’en a partout ! », songe Didier. On me fait sentir l’odeur d’agrume des aiguilles de sapin, sous lesquels on trouve les lactaires salmonicolores. Ou l’odeur d’eau de javel, caractéristique de certaines variétés de mycènes. « Et puis il y a le geste de cueillir. Je ne sais pas comment le dire… c’est un plaisir ! », sourit Claudine.
INDICES : HUÎTRE, POILS…
« On a une sporée rose, ça sent l’huître… » L’espace de quelques secondes, Robert est pensif. Puis donne un nom latin, et complète : « C’est toxique, c’est l’hôpital, ça ! » Nous sommes maintenant devant une table où chacun a déposé sa cueillette. Formes, couleurs et tailles sont variées. On aurait envie d’en faire des bouquets. Certains ont sorti un livre de détermination.
Cécile a déclenché son enregistreur audio. Robert repose le champignon toxique, et passe au suivant. À la manière de Sherlock Holmes, il réfléchit à haute voix et donne les indices qui l’amènent à conclure les enquêtes. « Pourquoi pubens ? Tout simplement parce que le chapeau est poilu. » Je mets à mon tour l’œil dans la loupe et découvre le pelage incroyable de cet animal qui n’en est pas un. Et de repenser à ce que me disait Claudine plus tôt : « Je cherchais les comestibles. Les autres, je ne les regardais pas. Maintenant, je les regarde et ils sont beaux. »
Fabien Ginisty
Photos : DR L’âge de faire