Parti du Mali à l’âge de 17 ans, Souleymane a rencontré Sylvie, sa « mère de cœur » qui l’accueille depuis deux ans. Auprès d’elle, il s’est ancré, lui qui s’était un peu perdu en route. Ensemble, ils cheminent désormais.
« ça veut dire quoi dormeur ? Ah d’accord. Alors, maintenant j’écris dormeuse ? » « Oui c’est ça. Attention, tu as écrit dormeure. Il faut un « s » à la place du « r ». » Souleymane corrige et passe au mot suivant. Les lettres s’alignent, fines et appliquées, dans son cahier recouvert de plastique vert. L’actrice, l’ogresse, la poétesse, la diablesse… se placent petit à petit les unes derrière les autres, selon un curieux inventaire que seuls les hasards de la grammaire peuvent inventer. La 44e leçon de l’inusable Bled, cours préparatoire-cours élémentaire (1), porte sur les féminins en -euse, -ice et -esse. Après cet exercice, Souleymane retrouve Léo, Marina et Rémi : ils sont sur leur vélo ou leur moto, mangent de la salade, achètent des vêtements… Ce sont les personnages clefs de son livre d’alphabétisation pour adulte. Le soir, après sa journée de travail comme apprenti maçon chez un artisan, Souleymane, qui a fêté ses 18 ans en août, étudie le français. Dire qu’il a du courage est un euphémisme. Il a de l’appétit et de la curiosité pour cette langue, une soif d’apprendre, ce qui lui a permis de faire des pas de géant en très peu de temps.
Fier d’être Soninké
« Je ne sais pas pourquoi j’ai aimé le français », confie t-il. Au Mali, dans son village de Diema, « grand comme la ville de Gap » (2), il aurait aimé aller à l’école française. « Il y en a beaucoup mais mon père ne voulait pas. Il m’a mis à l’école coranique. Il pensait que l’école française allait m’éloigner de la religion musulmane. Mais je ne le pense pas. » Souleymane n’a fréquenté qu’un an l’école coranique et a passé une bonne partie de son adolescence à aider son père, éleveur de vaches. Il a beaucoup appris par la transmission familiale et notamment de son grand-père qui lui a enseigné les « choses africaines » inspirées de croyances animistes, de pouvoirs magiques et de secrets qui ne se disent que de père en fils. Il est riche et fier de sa culture soninké, reçue en héritage et qu’il entend bien protéger. Au Mali, il a aussi fait un long voyage pour rencontrer un vieux monsieur de 112 ans, grand connaisseur de la langue soninké. « D’habitude ce ne sont pas des jeunes comme toi qui viennent me voir », lui avait dit le vieil homme. C’est un autre trait de son caractère. Convaincu et authentique, rien ne l’arrête quand il a pris une décision. Il suit sa propre route.
Il raconte avec passion les origines de cette langue, cite les pays qui la pratiquent, évoque les liens qui unissent les Soninkés entre eux. Il peut en parler pendant des heures. Tout son visage s’illumine et sourit : les yeux, la bouche et même le front. Quand il croise des Soninkés, une proximité se crée immédiatement. Ça a été le cas lorsque le jeune Toumani est venu travailler sur le même chantier que lui. « Dès qu’il est venu, on a mangé dans le même plat. Ensemble. Pas à côté. »
Quand le cœur parle
Sa grande volonté l’a amené de la région de Kayes, au Mali, à la vallée de la Méouge, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Souleymane a quitté son pays en 2017 « au septième mois » de l’année. « Chacun a son histoire », dit-il. La sienne, c’est une mésentente avec le nouveau mari de sa mère, suite à la mort de son père, qui lui a fait quitter sa famille, alors qu’il avait 17 ans. L’idée de rester au Mali ne l’a pas effleuré. Il a choisi la France et suivi un parcours migratoire qui l’a fait passer par l’Algérie, la Libye et l’Italie, avant d’arriver à Marseille, puis à Gap et enfin à Veynes. Dans cette petite ville des Hautes-Alpes, il a été accueilli au Chum (Centre d’hébergement d’urgence pour mineurs) tenu par des bénévoles. Son séjour en Libye, où il a été incarcéré et battu, a laissé des traces. Il lui arrive d’y penser encore. Mais heureusement pour lui, Sylvie, une cinquantenaire au grand cœur, a croisé sa route. Leur rencontre a changé leurs vies, à tous les deux. « Depuis que je suis chez elle, c’est comme si je revenais dans le monde. J’étais un peu perdu. » Il y a deux ans, à la faveur d’un premier week-end passé chez Sylvie, il a su tout de suite, avant même de s’être installé, qu’il allait y rester longtemps. À la fin du deuxième jour, il lui a demandé s’il pouvait revenir chez elle. Sylvie, triste à l’idée de l’abandonner, a senti combien il était difficile pour elle de le reconduire au centre pour migrants. Se contenter de l’accueillir de temps en temps n’aurait pas eu de sens. Aujourd’hui, Sylvie n’hésite pas à dire qu’elle le considère comme son troisième enfant. Elle est « comme ma mère », dit Souleymane.
Nicole Gellot
1 – Ouvrage de référence pour l’apprentissage du français.
2 – Préfecture des Hautes-Alpes comptant 40 895 habitants.
Dossier » Jeunes des années 2020″, Journal L’âge de faire numéro 150 – mars 2020.
Souleymane: du stylo au marteau piqueur – Nicole Gellot