À cause notamment de monocultures d’eucalyptus qui enrichissent les gros industriels du papier, les méga-incendies font des ravages au Portugal. Il s’agit désormais de penser à long terme. Pour cela, il faut vite défricher les parcelles brûlées, replanter d’autres essences d’arbres et développer une agriculture paysanne.
A perte de vue, des arbres calcinés. Des kilomètres de maigres mâts noircis par les flammes. Et au sol, la vie qui reprend. Des fougères et des épines qui contrastent avec le paysage lunaire. Voilà l’été. On aperçoit le soleil, la canicule se profile et les flammes grandissent. Au Portugal, on redoute chaque année de nouveaux incendies de forêts. En automne et en hiver, le climat y est humide. La végétation pousse, pousse. Mais en été, il ne pleut quasiment pas. La garrigue sèche. Et les rafales de vent grandissent. Le scénario idéal pour des feux intenses et incontrôlables, un peu comme en Californie ou certaines régions de l’Australie.
En 2017, trois épisodes de « mégafeux » ont touché le pays, en juin (1), août et octobre. Environ 500 000 hectares de forêts sont partis en fumée, causant par ailleurs plus d’une centaine de morts, pris au piège dans leurs habitations ou dans leurs voitures en fuyant le feu par les routes.
On a arrosé l’industrie du papier
Les forêts qui s’embrasent le mieux sont des monocultures d’eucalyptus ou de pins maritimes. Des arbres alignés, plantés par l’humain, destinés à produire de la pâte à papier. « Là, le feu a des milliers et des milliers d’hectares à manger », analyse Yannick Le Page, « chercheur de solutions » à l’Agif (Agence pour la gestion intégrée des feux), un organisme national public créé après ces incendies catastrophiques.
Les eucalyptus font le petit bonheur des industriels du secteur. Ils poussent vite. On peut les récolter tous les 11 ans seulement. Les arbres repoussent tous seuls depuis les souches coupées, pour débuter un nouveau cycle. Et on peut faire trois cycles comme ça avant de replanter. « C’est facile : tu plantes, tu attends, tu coupes, tu produis ton papier. Ils sont tranquilles… Enfin, si ça ne brûle pas avant ! », remarque le spécialiste. Et en effet, ces essences brûlent très facilement. Elles dégagent des huiles essentielles hautement inflammables. Les feux peuvent alors se propager sur de très grandes distances. Jusqu’à 50 kilomètres de long comme en 2017. Les étincelles sont si puissantes qu’elles peuvent même « sauter » et être projetées des centaines de mètres plus loin.
Depuis les années 50, les politiques ont mis le paquet sur l’industrie du papier. On a financé une poignée de multinationales. Parmi elles, de grosses industries comme Navigator ou Altri (2), qui fournissent désormais toute l’Europe. Il y a 20 ans à peine, le gouvernement de droite dirigé par José Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, a pactisé avec ces entreprises. Les pouvoirs locaux ont alors délivré à tour de bras des autorisations de planter de l’eucalyptus aux petits propriétaires. Les forêts ont été rachetées. Et se sont métamorphosées pour alimenter ce business rentable à court terme. L’arbre a très vite proliféré dans les campagnes les plus défavorisées. Aujourd’hui, les entreprises gèrent environ 130 000 hectares d’eucalyptus au Portugal. Et bien sûr, elles rachètent le bois des petits propriétaires pour en faire du papier.
« Quand certains incendies de forêts se déclenchent, tu défends les gens, mais tu n’arrêtes plus le feu. Tu limites la casse. Tu fais en sorte que les pompiers ne soient pas débordés et qu’il n’y ait pas de morts. » C’est le cas pour les incendies les plus compliqués. Ils sont assez rares, mais incontrôlables. Au Portugal, environ 10 000 incendies se déclenchent tous les ans, mais seuls quelques-uns sont vraiment problématiques. Au sein de l’Agif, Yannick travaille à améliorer la connaissance des feux. Il s’occupe de repenser la gestion du problème, de coordonner la protection civile, les instituts de conservation, les services météo. Et de mettre en place un plan sur 10 ans pour que les choses changent.
Des châtaigniers plutôt que des bombardiers
À grands coups d’achats de canadairs, l’État a longtemps misé sur des moyens de combat qui tapaient dans l’œil des électeurs : des avions bombardiers d’eau, des véhicules de pompiers, plus de moyens financiers… Mais pas assez sur une prévention efficace à long terme pour éviter efficacement les incendies. Ça demandait trop de temps et ne remplissait pas suffisamment les urnes. « Quand tu as un méga incendie comme en 2017, tu peux mettre 40 avions, ça va pas te servir à grand-chose. »
Dans les cadastres, l’État n’a pas la main sur tout car il ne possède que 3 % des forêts du territoire. Le plus gros des parcelles appartient aux petits propriétaires (86 %). De minuscules parcelles de quelques hectares, saupoudrées dans la campagne portugaise. Des bois très peu rentables. Donc personne ne se bouscule pour les entretenir correctement. « Quand tu as seulement 3 hectares de forêts, tu ne peux pas faire d’économies d’échelle. Seuls les industriels ont les moyens de gérer la forêt pour réduire le risque d’incendie et optimiser la croissance. » Yannick Le Page pousse à des regroupements associatifs de petits propriétaires forestiers pour qu’ils gèrent ensemble leurs plantations, en partageant les coûts. À la manière des coopératives agricoles.
Sur les parcelles cramées, les acacias invasifs repoussent en bataille. Les eucalyptus peuvent également reprendre d’eux-mêmes. Après un incendie, il faut « nettoyer, couper, enlever les souches. Ça coûte une blinde ». Ça ne s’arrête pas là. À l’automne, l’érosion fait son œuvre sans le système racinaire des arbres. Avec les fortes pluies, la terre s’en va. Ça engendre parfois des coulées de boue et de cendres. Et ça casse des routes, ça embarque des maisons. Il faut stabiliser les sols d’urgence avec des troncs brûlés. Et indemniser tout le monde avec de l’argent public. Les feux ont aussi une conséquence sur le cycle de l’eau. Ils bousillent les écosystèmes des rivières.
Une « mosaïque » coupe-feu
L’expert conseille de replanter rapidement plusieurs essences d’arbres, comme des chênes, des chênes-lièges, des châtaigniers. Des filières qui tiennent le coup économiquement, « mais ça prend 25 ans avant de les récolter. C’est pas en une décennie que tu vas te faire des thunes. Quand tu fais ça, c’est plus long, c’est pour tes petits-enfants ». L’État a aussi mis en place une « location forcée » pour les petits propriétaires qui n’ont pas les moyens d’entretenir. En gros : s’il ne prend pas soin de sa forêt quand elle a brûlé, il doit la louer à d’autres.
Comme le feu est capable de se projeter au loin, il faut créer un réseau de zones coupe-feux, de larges bandes de 125 mètres de large où l’on coupe toute la végétation tous les 3 ans environ. Cela permet de quadriller les incendies et de les contenir sans qu’ils ne se propagent. Le mieux est de placer ces bandes en haut du relief et y construire des routes, pour que les pompiers puissent travailler en sécurité et avoir une bonne vue pour contenir les feux. À l’Institut pour la conservation de la nature, on doit s’occuper de 3 000 kilomètres de zones coupe-feux au Portugal, mais « tout n’est pas fait, car c’est énormément de boulot ». « Ça nécessite de repenser le territoire, de contenir l’urbanisation aussi. Tu ne changes pas un paysage en 5 ans. Il faut que ça devienne une mosaïque de champs, de forêts diversifiées… Et remettre les pâturages aussi. »
Clément Villaume
1 – L’incendie de Pedrógão Grande, situé dans la région de Leiria, dans le centre du pays, a fait 65 victimes et 254 blessés. Un record au Portugal.
2 – En 2021, le producteur portugais de pâte à papier Altri a quintuplé son bénéfice net pour atteindre 123,7 millions d’euros, grâce à des augmentations de prix et des ventes record. La compagnie Navigator enregistre, quant à elle, plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires.