Pourquoi investir des milliards d’euros d’argent public dans le développement de l’école numérique, alors que les outils nécessaires à son avènement n’ont jamais démontré de réel intérêt pédagogique ? Sans doute parce que l’intérêt se trouve ailleurs.
Un jour de novembre, je trouve ma collégienne de fille en train de regarder une vidéo sur mon ordinateur. Sort alors de ma bouche la phrase prononcée des millions de fois par des millions de parents : « Descotche de cet écran, va plutôt faire tes devoirs ! » Un quart d’heure plus tard, je la retrouve devant la tablette qui lui a été gracieusement offerte par le Département. Mes nerfs se tendent : « Je t’ai dit de lâcher les écrans ! File faire tes devoirs, bordel de m… ! » Et là, totalement désarmé, j’entends ma progéniture répliquer : « Mais je fais mes devoirs ! C’est un exercice à faire sur tablette ! »
Cette scène, vous l’avez certainement vécue à l’identique (éventuellement avec la grossièreté du père en moins), ou entendue être racontée par des parents de votre entourage. Alors que l’addiction aux écrans, notamment chez les jeunes, se fait de plus en plus pesante, et que les messages visant à limiter leur exposition se multiplient, l’Éducation nationale contraint, par ses pratiques, les adolescent·es à se fondre dans le moule du monde numérique. Car il n’y a pas que les exercices donnés par les professeurs. Immédiateté, disponibilité permanente, interactions passant systématiquement par le truchement d’un écran… C’est un mode de vie qui s’impose à travers la technologie. Ainsi, de plus en plus, les échanges entre les parents et les enseignants ou l’administration doivent passer par un « espace numérique » dédié. Les bulletins de notes sont télétransmis. Et il conviendrait, pour être un bon élève numérisé, de vérifier le dimanche soir sur la plateforme Pronote si un prof n’a pas ajouté un devoir à faire pour le lundi matin.
Depuis une dizaine d’années, les grands plans de financements se multiplient. Combien de millions, et de milliards, ont été investis dans des tablettes, des « tableaux numériques interactifs », des serveurs et des contenus informatiques, des logiciels et des gadgets connectés ? Nul ne le sait, pas même la Cour des comptes, qui se désole de constater que « la politique en faveur du numérique éducatif est devenue illisible ». Les magistrat·es de la Cour, qui ne sont pas des poètes, s’interrogent au passage sur la pertinence de cette évolution : « Est-elle de nature à améliorer la réussite des élèves ? Il n’existe pas à ce jour d’études et d’évaluations suffisantes pour étayer un tel jugement. »
Une incidence négative
À vrai dire (et c’est peut-être le plus grave) des études sur le sujet, il en existe beaucoup, et elles démontrent plutôt que tous ces outils, loin de faire progresser la qualité d’apprentissage des élèves, ont plutôt tendance à la faire baisser. Nous pourrions vous en citer les dizaines, mais comme les ministres successifs de l’Éducation nationale n’ont de cesse de prendre comme référence l’étude Pisa, réalisée par l’OCDE*, allons sur leur propre terrain pour voir ce qu’il en ressort. Selon Pisa, donc, « leur incidence sur la performance des élèves est mitigée, dans le meilleur des cas ». CQFD : leur incidence est généralement négative.
Alors, pourquoi cette course en avant, aussi effrénée que dispendieuse ? Les justifications peinent à convaincre. Il y a celle, d’abord, qui consiste à… ne pas justifier, comme l’a fait en son temps la directrice de la Direction du numérique pour l’éducation : « Il faut arrêter avec la question de l’efficacité, de l’utilité du numérique. On est dans l’ère du numérique, il faut faire avec. »
Autre argument avancé, la technologie garantirait une meilleure égalité des chances entre les élèves. Là encore, l’étude Pisa suggère pourtant que c’est plutôt l’apprentissage « traditionnel », reposant sur des bases solides, qui permettrait de tendre vers cet objectif : « Le fait de garantir l’acquisition par chaque enfant d’un niveau de compétences de base en compréhension de l’écrit et en mathématiques est bien plus susceptible d’améliorer l’égalité des chances dans notre monde numérique que l’élargissement ou la subvention de l’accès aux appareils et services de haute technologie. » Si certains outils numériques peuvent s’avérer utiles pour certains élèves – en permettant par exemple d’agrandir les polices de caractères pour des enfants mal-voyants –, le déploiement tous azimuts n’a jamais démontré son intérêt.
L’école, un enjeu industriel
Un rapport rédigé par diverses administrations en 2013, soit peu de temps avant que la grande vague ne déferle sur l’école, nous éclaire sur les possibles motivations réelles de cette bascule. Commandé par le gouvernement, il porte sur « la structuration de la filière du numérique éducatif : un enjeu pédagogique et industriel ». Surtout industriel, peut-on ajouter à la lecture du rapport.
Car la question du volet pédagogique est évacuée en quelques phrases creuses et souvent contradictoires, telles que celle-ci : « Même s’il ne faut surestimer ni les impacts positifs du numérique sur la réussite éducative – il s’agit d’un sujet à ce stade assez peu documenté – ni l’ampleur des usages du numérique à l’école – ils restent assez limités même dans les pays les plus en pointe – il n’y a guère de doute sur les enjeux de l’éducation au numérique et sur l’importance d’une généralisation du numérique à l’école. » Si ça ne fait « guère de doute », alors…
L’enjeu industriel, lui, est nettement plus détaillé. L’incipit du document donne d’ailleurs le ton : « La France n’est pas aujourd’hui parmi les pays les plus avancés dans l’économie numérique. Selon l’OCDE, elle ne se situe qu’au 17e rang sur 34 en termes de développement de la société de l’information. » Il faut remédier à cela, et la numérisation de l’éducation nationale constituerait un formidable levier au développement du secteur.
Ainsi, « il existe une véritable opportunité pour la France de développer une filière d’excellence dans l’économie numérique. Les grands acteurs globaux du monde numérique ont identifié l’école comme un domaine prometteur ».
Préparer les futurs salariés des entreprises nationales
De la même manière, la Cour des comptes notait que « le numérique éducatif est déjà un marché important identifié comme un relais de croissance par les grands acteurs globaux du numérique et des médias ».
Alors, les enseignants devront s’y mettre, et leurs élèves avec. Par exemple, lorsque les rédacteurs du rapport sur la filière constatent qu’il existe un « attachement au support imprimé (manuel scolaire classique, photocopies) », ils signalent aussitôt qu’un « objectif de substitution de ressources numériques aux ressources imprimées (…) pourrait être établi à 20 % des acquisitions annuelles actuelles de manuels scolaires ». Peu importe si les profs préfèrent les supports imprimés. Tant pis si des études montrent qu’on retient mieux ce qu’on lit sur du papier que sur un écran. L’avenir économique passe par le livre numérique, alors allons-y !
Plus loin, on apprend que, « c’est également un enjeu de compétitivité pour l’économie française, le retard pris dans les usages du numérique affectant le niveau de capital humain et donc la productivité du travail des futurs salariés des entreprises nationales ».
Pousser la croissance des entreprises du secteur tout en préparant les bons petits soldats qui y trimeront, en voilà un objectif qui justifie des milliards d’investissements !
Nicolas Bérard
* Programme international pour le suivi des acquis. OCDE pour Organisation pour
la coopération et le développement économique, regroupant la plupart des pays occidentaux.
Illustration : L’école du futur, dessin réalisé en 1901 ou 1910, Jean-Marc Côté ou Villemard. © DR
Cet article est tiré de notre dossier « Dans la matrice de l’école numérique », publié en octobre 2022. Retrouvez les autres articles de ce dossier :
– L’école 2.0, un relai de croissance ;
– Sauve un prof, mange une tablette ! ;
– Sortir de l’imaginaire des Gafam ;
– Et maintenant, le baguage… ;
– « La réussite des jeunes ne dépend pas de ça » ;