Le Département de la Sarthe veut équiper tous les collégien·nes de bracelets électroniques enregistrant le nombre de pas effectués, leur température, leur rythme cardiaque et leur temps de sommeil. Un projet qui a suscité une très légitime contestation.
Le 23 juin 2022, le Département de la Sarthe se gargarisait, via son fil Twitter : « Le Département dotera les collégiens d’un bracelet connecté afin d’effectuer les tests. Dès la rentrée de septembre 2022, tous les élèves de 6e des 75 collèges de la Sarthe bénéficieront du dispositif ». Sur BFM TV, le professeur d’EPS responsable du projet « Sport santé » expliquait : « Le but, c’est de pouvoir permettre à l’élève de se rendre compte, s’il fait beaucoup de pas dans sa journée, s’il brûle des calories. Selon l’activité que j’ai, plus j’ai de nombre de pas, plus je suis actif, plus je brûle de calories, plus c’est bon pour lutter contre la sédentarité. » Sûr qu’il fallait bien un « bracelet connecté » pour le savoir…
Les promoteurs de ce projet ne l’avaient apparemment pas envisagé, mais, très vite, des mécontent·es se sont faits entendre. Des parents, des citoyen·nes, ont organisé des manifestations pour dénoncer cette mise en données des enfants et cette intrusivité dans leur vie privée. Outre le nombre de pas, le bracelet enregistre la température, le rythme cardiaque et le temps de sommeil de son propriétaire. Le conseil départemental a, depuis, tenté d’édulcorer son langage. Il ne parle plus de « bracelet connecté », mais uniquement de « montre sport-santé » et précise que « l’accord formel des parents (…) sera sollicité ». Pourtant, la collectivité peine à tenir un discours rationnel. Ainsi, elle assure qu’il n’y aura « pas de partage » des données recueillies, qu’elles sont donc destinées aux élèves « de manière individuelle », mais indique ensuite que « d’ici 2026, leur état de santé global sera évalué via une application connectée ». Il s’agirait même de « cartographier l’état de la forme physique, morale et sociale » de ces adolescents. Tous les élèves de 6e devaient être équipés à la rentrée et, d’ici quatre ans, ce sont tou·te·s les collégien·nes du département qui devaient être munis d’un bracelet au poignet. 30 000 de ces bidules ont été commandés.
Responsabilisation individuelle
Partons de cette évidence : si recueil de données il y a, c’est bien dans le but de les récolter et de les analyser. Reste à savoir : à quel dessein ? Selon l’une des différentes versions livrées par le Département, les données pourraient être destinées aux enfants eux-mêmes. Même dans ce cas de figure, les implications d’un tel programme seraient alors plus nombreuses qu’il n’y paraît.
Prenons deux élèves d’une même classe : Charles – qui habite une grande villa avec terrain de tennis au fond du jardin, sur lequel il se livre à des parties endiablées avec son père, lui aussi adepte de la raquette – et Sarah – qui loge dans un 40 mètres carrés au dixième étage, avec sa mère célibataire et sa petite sœur de 10 mois dont elle doit s’occuper en rentrant du bahut. Elle aimerait faire du tennis, mais sa maman n’a pas de quoi lui payer la licence. La jolie montre dont les a équipés le Département place Charles et Sarah sur une même ligne de départ, enjoignant chacun·e à faire ses 10 000 pas par jour. En ne tenant aucun compte de l’environnement social, du contexte familial, pas plus que des réalités biologiques de chaque enfant, l’objet prétendument neutre devient une formidable usine à injustices. En outre, il fait porter sur chacun la responsabilité de sa propre activité physique. L’élève est ainsi invité, poussé même, et habitué à se soumettre au verdict implacable et chiffré de la machine, qui lui tombe dessus sans autre forme de procès. « S’ancrera dans l’esprit des jeunes et de leurs éducateurs que la technologie numérique est nécessaire pour prendre soin de son corps dans ses aspects les plus basiques, que, pour être en forme physique, il importe de connaître le nombre de ses pas, non de développer son attention au ressenti de son propre corps et de ses besoins », analyse Denis Bourgeois, de l’association Robin des toits. « Ils robotisent les élèves pour mieux élever des robots », nous glisse pour sa part un prof d’EPS.
Des données personnelles, voire intimes
Selon une autre version du Département, les données seront bien recueillies par une entité extérieure, mais de façon « anonyme ». Dans ce cas, comment pourront-elles être utilisées par l’enseignant ? Imaginons le professeur d’EPS face à la classe de Charles et Sarah. Quel genre de discours pourra-t-il tenir en apprenant que ses 30 élèves ont effectué, à eux tous, 821 937 pas au cours de la semaine précédente ? Peut-être estimera-t-il que ce n’est pas assez. Faudra-t-il alors engueuler Charles ? Ou Sarah ? Ou tout le monde en même temps, pour ne pas révéler aux autres les données individuelles de chacun·e ? Les encourager, sans distinction, à en faire plus la semaine suivante ? En attendant, la mère de Sarah n’a toujours pas de quoi lui payer une licence au club de tennis, et ne peut toujours pas quitter le boulot plus tôt…
Le bracelet, lui, n’y pourra rien changer, sinon culpabiliser et la mère et la fille du manque d’activité de cette dernière. « Si on veut faire bouger les élèves, on leur donne des cours de sport, on leur propose des infrastructures, on leur permet de s’inscrire dans des clubs, on fait en sorte qu’ils puissent venir à pied au collège… On ne leur achète pas des pauvres montres fabriquées en Chine, avec en plus l’aberration écologique que ça suppose », balaye Sébastien Boustion, de Sud-Éducation 72.
Dernière version livrée par le département, peut-être la plus « intéressante » : « d’ici 2026, leur état de santé global sera évalué via une application connectée ». En distribuant leurs montres en 2022, les promoteurs du projet espèrent donc que les jeunes propriétaires du bracelet le garderont au poignet durant toute leur période de collège, jusqu’en 2026. Une « application connectée » sera alors en mesure de leur dire, grâce aux milliers de chiffres recueillis durant quatre ans, s’ils vont bien, ou pas. Oubliez le ressenti, seule la machine est en mesure de vous livrer une telle information. Mais, indique aussi le conseil départemental, « la première ambition est de tester – de manière anonyme – l’état de forme physique, morale et sociale des collégiens sarthois ».
L’objectif principal n’a alors plus rien de pédagogique, mais est purement statistique. Ici, les élèves sont utilisés, plus ou moins à leur insu, plus ou moins contraints*, pour fournir des données à la collectivité. Des données privées, voire intimes, recueillies jusqu’en dehors de l’établissement scolaire, 24 heures sur 24, y compris dans leur lit, vacances comprises. Un peu à la façon dont les ornithologues baguent les oiseaux pour étudier leur comportement. En l’espèce, cela peut aussi permettre de mieux les « apprivoiser », à travers un contrôle permanent de leur mode de vie, et en leur faisant intérioriser leur soumission aux données fournies par une machine. Allez Sarah, lâche ce journal, tu dors en moyenne 14 minutes de moins que tes petits camarades, alors va te coucher !
Nicolas Bérard
* Quand bien même le Département tente de rassurer en jurant que l’accord formel des parents sera sollicité : si les parents de 29 élèves d’une même classe acceptent le bracelet, ceux du trentième auront bien du mal à le refuser pour leur enfant sans placer celui-ci en situation d’exclusion.
Cet article est tiré de notre dossier « Dans la matrice de l’école numérique », publié en octobre 2022. Retrouvez les autres articles de ce dossier :
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