Alors que l’Éducation nationale manque d’enseignant·es, le gouvernement espère visiblement parer au problème en s’appuyant sur l’utilisation massive de tablettes.
« Depuis qu’on a les tablettes, j’ai jamais fait autant de photocopies ! » Cette confidence émane d’un prof de maths exerçant dans un lycée de la région parisienne. Quand on lui parle de tablettes, il commence par lever les yeux au ciel, puis explique pourquoi celles de ses élèves restent constamment dans le cartable, voire à la maison. « Entre ceux qui l’oublient, ceux dont la tablette déconne, ceux qui ont oublié de la recharger, tu passes déjà la moitié de ton cours à mettre les choses en place. Et de toute façon, même si les élèves étaient tous parfaitement organisés et qu’il n’y avait aucun bug informatique, la batterie a une autonomie de 3 heures ! Tu fais comment quand tu as cours avec eux à 15h30 et qu’ils ont commencé à 8 heures ?! J’ai trois prises de courant dans ma salle, et même s’il y en avait plus, tu imagines un peu le bordel de fils que ce serait s’ils devaient tous la brancher ?! » Alors, puisque ses élèves n’ont plus de manuel en papier – « dématérialisation » oblige… –, il fait tourner la photocopieuse à plein et leur distribue des feuilles.
Comme lui, nombreux sont les enseignant·es qui s’interrogent sur la pertinence de ces tablettes ou ordinateurs portables, distribués massivement aux collégien·nes et lycéen·nes du pays, et qui sont devenus les emblèmes de la numérisation de l’Éducation nationale. Régions et départements y passent un fric fou. Selon les divers chiffres que nous avons glanés, il ressort que chaque équipement de ce type revient à environ 500 euros. Ainsi, pour cette rentrée 2022, les Pays de la Loire vont débourser 25,5 millions d’euros pour offrir 48.000 PC aux élèves de 2nd et de 1re année de CAP. Le Grand Est aura claqué 46 millions en trois ans pour équiper 100.000 jeunes. Quant à l’Île de France, elle y consacre 90 millions par an, pour l’achat de 167.000 terminaux. Sans compter que, pour faire fonctionner les bidules, il faut encore y ajouter des équipements collectifs, comme le déploiement dans les établissements de réseaux wi-fi suffisamment puissants pour faire fonctionner des centaines de connexions simultanément.
2 milliards d’euros en tablettes au collège
L’envol des achats remonte à 2016, avec la mise en place par l’État du « plan tablettes ». Dans les deux années qui ont suivi, les départements ont dépensé, en moyenne, 20 millions d’euros par an dans ces acquisitions. Pour avancer ce chiffre, la Cour des comptes de base sur les réponses fournies par 63 départements, certains ayant généralisé les tablettes, d’autres non. Partant de cette moyenne, et considérant qu’il y a 101 départements en France, cela représenterait une dépense annuelle de plus de 2 milliards d’euros ! Et on ne compte là que les Départements, qui ont en charge les collèges, les Régions s’occupant des lycées et les communes des écoles. Cela à l’heure où la rémunération des enseignant·es n’a jamais été aussi faible et les effectifs par classe aussi chargés, où les vocations se font (donc) de plus en plus rares et où il manque (donc) des milliers d’instits et de profs…
Bien sûr, certains objecteront que cet argent ne vient pas de la même poche, puisque c’est l’État qui rémunère les enseignant·es alors que ce sont les collectivités qui investissent dans les équipements. C’est vrai, mais tout cela reste bien de l’argent public.
Partant de ce principe, nous nous sommes lancés dans un petit calcul. Selon l’OCDE, après 15 ans de carrière, un prof de collège génère une dépense annuelle de 37 450 euros. Comme L’âge de faire veut des enseignant·es convenablement rémunérés, il leur accorde une substantielle augmentation : pas besoin de manif, on passe tout ce petit monde à 50 000 euros, comme ça, d’un coup d’un seul. Même à ce tarif, la réaffectation de l’argent consacré actuellement par les départements à l’achat de tablettes et d’ordinateurs portables individuels permettrait de (bien) rémunérer pas moins de… 40.000 enseignant·es supplémentaires dans le secondaire ! Ce n’est pas exactement le raisonnement qui se tient rue de Grenelle. Au contraire : l’Éducation nationale entend plutôt poursuivre sa politique d’équipements individuels et en profiter pour supprimer des postes – ou du moins pallier les manques déjà existants. Dès 2013, un rapport de l’administration sur « la structuration de la filière du numérique éducatif » évoquait la possibilité de « modalités d’enseignement hybride (en présence et à distance) » offerte par ce matériel. Plus récemment, en 2018, c’est le rapport du comité Cap22 – chargé par le gouvernement de trouver des solutions pour économiser 4,5 milliards d’euros de dépenses publiques –, qui note que « le numérique constitue une solution temporaire pour assurer des formations de remplacement en cas d’absence d’un enseignant dans le secondaire par exemple ».
Brigade numérique de remplacement
Aujourd’hui, nous y sommes… Ainsi, pour l’année scolaire à venir, l’académie Nancy-Metz a annoncé qu’elle constituait une « brigade numérique de remplacement ». En cas d’absence d’un enseignant, plutôt que d’envoyer un remplaçant devant les élèves, ces derniers devront suivre un cours dispensé à distance. Seul·e un·e AED (assistant d’éducation, autrefois appelé surveillant) sera présent dans la salle pour vérifier que les élèves gardent le nez bien collé à leur tablette – et pour prier pour que tout le monde l’ait amenée, l’ait chargée, et que le wi-fi du bahut fonctionne correctement.
Le département de l’Allier va plus loin, à travers son « Plan C2 », comme « Plan collège connecté », en instaurant « des classes hybrides qui rendront possible la mutualisation de cours entre deux collèges. Par exemple, un cours de langue donné à des collégiens sur deux établissements », indique le Département. Ici, on ne parle même plus de remplacement, mais de fonctionnement « normal ». Et si un prof suffit pour deux classes, après tout, pourquoi pas pour trois ou quatre ?
Nicolas Bérard
Cet article est tiré de notre dossier « Dans la matrice de l’école numérique », publié en octobre 2022. Retrouvez les autres articles de ce dossier :
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