Initié par l’ethnologue suisse Bernard Crettaz, le café mortel permet d’aborder la question de la mort et du deuil dans l’espace public. Noémie Robert, animatrice funèbre, aide les participant·es à exprimer leurs émotions sans tabou. Reportage lors d’un café mortel à Felzins, dans le Lot.
La ruelle est bondée de voitures, ce vendredi soir à Felzins, village lotois de 400 âmes. Derrière les baies vitrées du café associatif Quinte et sens, une vingtaine de personnes papotent autour d’un verre et grignotent en attendant le début de l’événement. Le temps est lourd en ce mois de juin. Debout au milieu de la grande salle, Noémie Robert, coupe au carré et lunettes rectangulaires sur le nez, se tourne vers l’assemblée : « Ça va ? Vous ne mourrez pas de chaud ? » Mourir, c’est justement le thème de la soirée qu’elle anime. Ou plutôt : comment aborder la mort ? Habitué des ateliers philo, retransmissions de matchs de rugby ou dégustations de vin, Quinte et sens a cette fois-ci décidé de proposer une rencontre un peu hors du commun : un café mortel.
Le concept est né en Suisse en 2004, à l’initiative de l’ethnologue et sociologue Bernard Crettaz. Sa volonté : briser le tabou autour de la mort en la décloisonnant de l’intimité du foyer, et en permettant à des inconnus d’échanger sur cette thématique universelle. Ces rendez-vous d’environ deux heures, organisés dans des lieux publics comme des cafés, des bars ou des centres culturels, sont autant d’occasions de prendre la parole sur le deuil et de se poser des questions. Ce phénomène connaît une expansion en France suite au Covid. Les contraintes sanitaires ont parfois privé les gens de voir leur défunt ou d’organiser une cérémonie familiale, déclenchant le besoin d’extérioriser leur peine.
« En 1780, l’effondrement du cimetière des Innocents… »
À Felzins, les participant·es, de tous âges, sont assis·es autour des tables dépareillées, une bière ou un jus à la main. Il est 18 heures quand Noémie Robert sollicite le silence. « Je ne suis pas experte de la mort, précise cette animatrice, conteuse et célébrante de funérailles civiles, car c’est un sujet qui restera toujours mystérieux. » Son métier, c’est de raconter des histoires, la « dernière histoire ». Mais elle reste tout de même spécialiste du monde funéraire. Pour la mise en bouche de cet apéro un peu spécial, elle revient sur des dates clés de l’histoire des funérailles. « En 1780, l’effondrement du cimetière des Innocents à Paris précipite la création des catacombes, avant le décret napoléonien de 1804, qui interdit les fosses communes, explique la Bretonne de 29 ans, avant de lister l’étendue de nos droits concernant les obsèques : « Saviez-vous que tout majeur en état d’écrire son testament peut organiser ses funérailles ? » Le public écoute religieusement. C’est désormais à son tour de prendre la parole, pour raconter une anecdote personnelle sur un·e défunt·e.
Pour rassurer d’entrée les plus sceptiques, l’animatrice rappelle que « parler de la mort ne fait pas mourir ». Enfin, elle précise une règle simple du café mortel : « On dit “je” et on parle à cœur et à tripes. » La couleur est annoncée. Christophe, 49 ans, cigarette à la main, passe la tête par la fenêtre pour réclamer le bâton de parole : « La mort de mon grand frère était un moment très fort en émotions, aussi riche que la naissance de mes enfants, car j’ai pu lui tenir la main. » Sa voix s’éraille. Il n’est pas le seul à avoir vécu le deuil de manière heureuse, ou du moins, pas de manière tragique. Guillaume, 46 ans, est venu avec ses collègues croque-morts. Il partage son expérience professionnelle et normalise le fait de ne pas toujours pleurer : « Les proches des défunts ont beaucoup d’émotions contradictoires lors des cérémonies, on a déjà vu des fous rires, des crises de nerfs et parfois, les gens viennent nous voir pour s’excuser. » Être ici, autour de cette table, le « conforte dans l’idée de sortir plus souvent des pompes funèbres ».
« On a éclaté de rire »
La disparition d’un proche peut parfois se révéler être une libération. Un tabou que Marina* a eu du mal à admettre à la suite du décès de la meilleure amie de sa grande sœur. « Après plusieurs tentatives et des années de dépression, elle s’est suicidée et ma sœur a vécu ça comme une renaissance, reconnaît la jeune femme, âgée d’une vingtaine d’années. Lors de la cérémonie funèbre, à l’étage de la maison, on a éclaté de rire, pour décompresser, puis quand on est redescendues dans la salle, tout le monde était en larmes. »
Pour d’autres, l’évocation de la mort rend tout simplement triste. Claire, 32 ans, haut rose et cheveux courts, est venue parce qu’elle appréhende énormément le départ de sa mamie : « Je suis très proche d’elle et ça me fait peur. » Prise de sanglots, elle ne parvient pas à continuer, se frotte les yeux et rend le bâton. Pour cette trentenaire, c’est encore nouveau de pouvoir se confier. « C’est la première fois que j’ai un temps comme ça. » Nadège, 31 ans, tee-shirt de la même couleur que son verre de vin, se souvient d’un camarade de chorale décédé tragiquement, quelques jours après une répétition. « J’étais pertur-bée de ne pas retrouver tous les gens du club de chant », admet-elle. Noémie Robert intervient : « Chacun vit le deuil différemment et parfois, on n’est pas en capacité de ressentir les émotions. »
Les enfants jouent dans un coin
Jean-Benoit, 40 ans, chemise à motifs sur les épaules, a assisté à trois « faux départs » de sa grand-mère. Finalement, c’est le jour où toute la famille était réunie qu’elle a « choisi de partir ». L’animatrice suggère que « certains mourants attendent d’être seuls, d’autres d’être entourés ». Puis elle partage le témoignage d’une femme qui avait perdu son grand-père, auteur de violences pédocriminelles. « Comment fait-on quand les funérailles sont celles d’un salaud ? On a aussi droit à la colère, ou de laisser ça derrière nous. »
Certaines histoires sont tragiques, d’autres plutôt rigolotes. Mais tous les participant·es sont d’accord sur une chose : « Ça fait du bien de pouvoir en discuter. » Dans la famille de Nadine, « parler de ça, c’est tabou ». La Lotoise de 62 ans était très curieuse de découvrir cet atelier et ne pensait pas repartir avec autant de réponses. Loin des hôpitaux ou des funérariums, ces moments permettent d’échanger sans gêne. Ici, les gens se lèvent pour récupérer leur verre, les enfants jouent dans un coin de la pièce et des bouées en forme de bouteille de champagne sont accrochées au mur. Un cadre qui facilite la prise de parole sur des sujets intimes avec des inconnus.
Noémie Robert insiste : « Les cafés mortels ne sont pas des espaces à visée thérapeutique, ni des espaces de débat, ils sont une invitation à la libération de la parole dans l’espace public. » Selon elle, plus on parle de la mort, plus on l’accepte.
Emma Conquet
* Le prénom a été modifié.