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Dans ce monde de brutes, les mots nous sont plus que jamais nécessaires pour s’évader mais aussi se révéler, exploser, inventer… Certains jouent avec pour le plaisir, d’autres les sabotent pour se les réapproprier. Qu’ils l’écrivent, l’éditent ou la lisent, allons à la rencontre de celles et ceux qui ne voudraient pas vivre sans poésie.
Une sorcière comme les autres
Je vous ai porté vivant
Je vous ai porté enfant
Dieu comme vous étiez lourd
Pesant votre poids d’amour
Je vous ai porté encore
À l’heure de votre mort
Je vous ai porté des fleurs
Je vous ai morcelé mon cœur
Quand vous jouiez à la guerre
Moi je gardais la maison
J’ai usé de mes prières
Les barreaux de vos prisons
Quand vous mourriez sous les bombes
Je vous cherchais en hurlant
Me voilà comme une tombe
Et tout le malheur dedans
Ce n’est que moi
C’est elle ou moi
Celle qui parle
Ou qui se tait
Celle qui pleure
Ou qui est gaie
C’est Jeanne d’Arc
Ou bien Margot
Fille de vague
Ou de ruisseau
Et c’est mon cœur
Ou bien le leur
Et c’est la sœur
Ou l’inconnue
Celle qui n’est
Jamais venue
Celle qui est
Venue trop tard
Fille de rêve
Ou de hasard
Et c’est ma mère
Ou la vôtre
Une sorcière
Comme les autres
Il vous faut
Être comme le ruisseau
Comme l’eau claire de l’étang
Qui reflète et qui attend
S’il vous plaît
Regardez-moi je suis vraie
Je vous prie
Ne m’inventez pas
Vous l’avez tant fait déjà
Anne Sylvestre
Regarde
Il faut que les beaux jours reviennent.
Le pavé est trop las.
Les lumières sont pâles.
Il nous faut un quartier de soleil pour la route,
Un brin dans l’œil,
Des éclats dans le corps.
Les beaux jours reviennent, regarde.
À peine adolescentes, les filles écartent la nuit dans leur danse.
Les garçons sautent les enclos pour embrasser l’étoile.
Ils apprennent à lire ensemble,
Mettent le feu au bois des langues,
Reforment les bûches pour faire parler les mots,
Barbouillent sur l’écran d’éblouissants clichés
Pour que surgissent sous le fard
L’insolite et le quotidien.
Regarde comme je t’aime et souffle sur les braises.
Les beaux jours reviennent.
Le désir tonne dans le ventre des luttes.
Jean-Jacques Coltice, « Regarde »
Échos du cœur et des combats, L’Harmattan, 2009
BentonDebout
on nuit – 151 Mars
Debout on nuit
On est debout et on déboule
on prend les quilles par les deux bouts
ils sont bateaux nous sommes la houle
la cohorte ressort de la boue
La peur devra changer de camp
aucun coup ne fera chantage
aucun coût n’évite le partage
nous ouvrirons de nombreux champs
Nous ne lançons pas un appel
nous ne revendiquons plus rien
nous posons juste un préalable
des conditions inaliénables
Toutes les pressions jadis subies
furent telles que ça craque partout
nous ne parlons pas de lubies
nous n’étions rien nous serons tout !
Poésie Debout
poème écrit par le mouvement
Nuit Debout
Sors tes mains
étale-les au grand soleil des fécondations
relis la carte de tes paumes
observe ton poignet
jusqu’à ce que t’en apparaissent les pulsations
Chaque battement libérera une graine
Maintenant ébroue-toi
Voici venir le temps où tu dois reprendre
ton métier de semeur
Abdelattif Laâbi, « Discours sur la colline arabe »
dans Œuvre poétique 1, éd. de la Différence, 2006
Au fond
d’un paletot rance
moisi
un mot de passe
oublié
des chancelleries
le passeport
n’ouvrira plus
aucune porte
des cœurs verrouillés
il n’y a plus
que les mots
sans frontières
pour jeter des ponts
entre les rives
désertés
dans la migration
des oiseaux en allés.
Nassuf Djailani, « Naître ici »
éd. Bruno Doucey, 2019
Ma langue broute aux champs
d’intempérance. De la femme
première à la femme tardive
s’enchevêtrent les autres, dégrafant
leurs mystères. Sur l’estrade, la lampe
et le miroir agrandissent l’espace.
Tous les soleils métaux, brûlots, font
mes épaules libres. Aucun
marionnettiste. Je n’irai pas au ciel
tenue par des ficelles, mais au feu, au
fou, au dernier barreau. Qu’il faudra
arracher. Et l’ombre sur le mur que
midi abandonne ne sera pas la
mienne.
Ile Eniger, Un coquelicot dans le poulailler
Furie rieuse
Marcher sur les mains,
dévaler une montagne,
s’accrocher au plafond,
s’enivrer d’air glacé,
se secouer bruyamment…
Tout faire à l’envers.
Enfreindre la folie
à l’intraveineuse :
une révolution rigolote
pour tenter,
juste pour voir
le délire de l’ordre,
la vérité en délit.
Notre raison absente,
ses sottes salutations,
rebondir sur la tête
rafraîchie d’eau gazeuse,
pour une acrobatie
sens dessus-dessous.
Au moment de la pause,
prier Polichinelle,
de ne pas s’en remettre.
Marie-Ange Pesqueira, « L’ange »
La plus drôle des créatures
Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d’épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau
dans ses menues inquiétudes.
Tu es comme la moule, mon frère,
tu es comme la moule
enfermée et tranquille.
Tu es terrible, mon frère,
comme la bouche d’un volcan éteint.
Et tu n’es pas un, hélas, tu n’es pas cinq,
tu es des millions.
Tu es comme le mouton, mon frère,
quand le bourreau habillé de ta peau,
quand le bourreau lève son bâton
tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus drôle des créatures en somme,
Plus drôle que le poisson
qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s’il y a tant de misère sur terre
c’est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous sommes écorchés jusqu’au sang
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non,
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.
Nâzim Hikmet (1901-1963), « La plus drôle des créatures »
C’est un dur métier que l’exil, 1947, adaptation française
de Charles Dobzynski, éd. Le Temps des Cerises, 1999.