Dans la roue des États-Unis, la France a fait déferler la voiture individuelle à partir des années 1960, avec des effets sur l’organisation générale de la société qui expliquent la difficulté à sortir de ce modèle.
« Avant, on croisait les gens parce qu’ils se déplaçaient à pied. On se disait bonjour une fois, on se redisait bonjour le lendemain et on finissait forcément par discuter. Du coup, on se connaissait tous ! Aujourd’hui, je ne connais plus un seul de mes voisins. Je les vois à peine sortir de chez eux, monter dans leur auto et partir je ne sais où. » Entre-temps, René, 90 ans, n’a pas quitté sa maison du Doubs. Le long de la route, du bout de son potager, il a ainsi assisté, impuissant, à l’évolution de la société, dictée par l’essor de la voiture. On ne peut pas dire qu’il apprécie beaucoup la bagnole. Pourtant, dans son garage loge une magnifique 2CV méticuleusement entretenue.
Comme lui, nous sommes nombreux·ses à critiquer la voiture tout en en possédant une. En France, on en dénombre 40 millions. À l’échelle de la planète, on a dépassé le milliard, et l’augmentation se poursuit. Nous connaissons pourtant les lourds impacts environnementaux de ces machines, qui seraient responsables d’environ 15 % des émissions de gaz à effet de serre (1). Il y a urgence à rompre avec ce modèle. Qu’attend-on pour abandonner nos tires sur le bas-côté, dès demain ?!
Certain·es y parviennent au prix d’importants efforts et d’une bonne musculature des mollets – chapeau ! D’autres se passent de voiture sans difficulté majeure, mais cela nous rappelle que nous ne sommes pas tous égaux face aux 4 roues. Un Parisien peut par exemple papillonner à plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde sans problème de transports. En dehors des très grandes villes, ce n’est pas la même histoire. Pour beaucoup, la bagnole est devenue quasiment indispensable pour amener les gosses à l’école, aller au boulot, faire ses courses, rejoindre la gare ou l’hôpital le plus proche. Comment s’est-on ainsi laissés enfermer dans ces foutues carrosseries ?
En 1913, Henry Ford construisait la première chaîne de montage automobile à Détroit. L’industriel a vite compris qu’il ne suffit pas de construire des bagnoles par millions : encore faut-il les vendre.
ÉTALEMENT URBAIN
L’avènement de la voiture individuelle est donc aussi celui du crédit bancaire et de la publicité. Les communicants nous font avaler que la voiture est synonyme de liberté, de gain de temps, et même de virilité – il s’agit déjà de savoir qui a la plus grosse… Une fois le message intégré, il suffit de passer à la banque pour contracter un prêt, puis chez le concessionnaire pour se payer un rutilant bolide. C’est alors que tout se complique, avec des effets en cascade qui finissent par reconfigurer l’organisation globale de la société. « On croit fabriquer des automobiles, on fabrique une société », observait Bernard Charbonneau. (2)
L’un des premiers effets, très visible, est celui de l’étalement urbain. Doté de la possibilité de se déplacer vite et loin, pourquoi habiter à côté de son usine ? Pendant que les voitures sont assemblées, des maisons individuelles poussent à la périphérie des villes, avec un petit jardin pour le barbecue du week-end et un panier de basket accroché au-dessus de la porte du garage. The american way of life…
L’État, qui a bien compris le potentiel économique de ce marché, prend à sa charge la construction des routes. Là où elles existent déjà, les véhicules à moteur se les accaparent, poussant les chevaux sur le côté, et confinant les piétons sur des trottoirs étroits, « pour leur sécurité ». Les commerces s’installent eux aussi en périphérie, en prenant soin de créer de vastes parkings pour accueillir leur clientèle motorisée.
La France suivra sensiblement le même chemin à partir des années 1960. Même diffusion de la bagnole, même accaparement de l’espace, même appui politique, mêmes effets sur l’étalement urbain… André Gorz observait qu’« on a éclaté les agglomérations en interminables banlieues autoroutières (…). Pour faire place à la bagnole, on a multiplié les distances : on habite loin du lieu de travail, loin de l’école, loin du supermarché – ce qui va exiger une deuxième voiture pour que la “femme au foyer” puisse faire les courses et conduire les enfants à l’école. (…) La voiture, en fin de compte, fait perdre plus de temps qu’elle n’en économise et crée plus de distances qu’elle n’en surmonte. » (3)
UN TEMPS DE PARCOURS
EN HAUSSE
Les chiffres lui donnent raison. « En France, la distance moyenne entre le domicile et le travail n’excède pas trois kilomètres au début des années 1960. (…) La moyenne du déplacement domicile-travail n’a cessé de progresser depuis, s’allongeant de 1967 à 2010 de 6 à 15 km en France pour un temps de parcours stable, voire en légère hausse » (4).
Et à ce temps de parcours « en légère hausse », il faudrait ajouter celui qui est nécessaire à l’acquisition et au fonctionnement du véhicule. Dès 1975, Ivan Illich calcule que « l’Américain type consacre plus de mille cinq cents heures par an (soit quatre heures par jour, dimanche compris) à sa voiture : cela comprend les heures qu’il passe derrière le volant, en marche ou à l’arrêt ; les heures de travail nécessaires pour la payer et pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et impôts… À cet Américain, il faut donc mille cinq cents heures pour faire (dans l’année) 10 000 km. Six kilomètres lui prennent une heure. Dans les pays privés d’industrie des transports, les gens se déplacent à exactement cette même vitesse en allant à pied, avec l’avantage supplémentaire qu’ils peuvent aller n’importe où et pas seulement le long des routes asphaltées. » (5)
La bagnole, y’en a ras-le-bol ! Mais pour pouvoir en sortir, il va falloir revoir entièrement l’aménagement du territoire, la politique de transports publics, nos modes de vie, nos imaginaires. Une démarche au temps long, qui nécessite de ne pas se laisser bercer par les fausses solutions actuellement prônées par les gouvernements et l’industrie, dont le but est surtout de sauver le business automobile.
Nicolas Bérard
Illustration : Georges Meunier, 1904 © GALLICA
1- Selon l’agence européenne pour l’environnement, les transports sont responsables d’un quart des émissions, et la voiture représente 60 % des émissions de ces transports.
2 – Dans son ouvrage L’Hommauto, publié en 1967, cité par François Jarrige dans On arrête (parfois) le progrès, éd. L’échappée, 2022.
3- André Gorz, L’idéologie sociale de la bagnole, Galilée, 1975.
4- Laurent Castaignède, Airvore ou le mythe des transports propres. Chronique d’une pollution annoncée, éd. Écosociété, 2022.
5- Ivan Illich, Énergie et équité, 1975.