Des dizaines de milliers de satellites pourraient bientôt saturer l’orbite terrestre, afin que les humains puissent se connecter partout et tout le temps à internet. Et comme il n’y a pas de raison qu’on soit moins cons que les autres, l’Union européenne vient d’annoncer qu’elle se lançait elle aussi dans la course.
« On a réussi à faire partager ce sentiment d’urgence. » Le 14 février 2023, le commissaire européen Thierry Breton est aux anges. Fait rare, il esquisse même un sourire. Moins d’un an après avoir présenté son projet Iris2 , le Parlement européen vient de l’approuver à la quasi-unanimité : 603 voix pour, 39 abstentions, et seulement 6 voix contre. C’est un plébiscite.
Iris2 serait-il un programme de réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre ? Rien à voir. Il s’agit du projet de constellation de satellites, destiné à « permettre à chacun des citoyens européens d’être connecté à internet, qu’il se trouve dans des vallées isolées, qu’il se trouve dans des îles éloignées », se félicite le rapporteur du texte, l’eurodéputé français Christophe Grudler (Renaissance). Ou même en pleine mer ou en avion, pourrait-il ajouter. S’ils fonctionnent comme prévu, ces satellites doivent en effet permettre de rester connecté partout, tout le temps. Et apparemment, il s’agit non seulement d’un impératif, mais aussi d’une urgence absolue.
« Désormais, la connectivité, (…) ça veut dire beaucoup d’autres choses qu’une simple communication téléphonique », a justifié Thierry Breton. Mais quoi donc, au juste ? Le commissaire européen a essentiellement mis en avant deux domaines : celui de l’internet des objets – un scénario publié en mars par l’Ademe et l’Arcep prévoit jusqu’à 11 milliards d’objets connectés en 2050 pour la seule France – et celui de la défense, dans lequel les télécommunications ont pris une place centrale. En février, un caprice d’Elon Musk est d’ailleurs venu rappeler l’importance de ces connexions dans les zones en guerre : le patron de SpaceX a subitement décidé que l’armée ukrainienne ne pourrait plus se servir de son réseau Starlink, jusque-là utilisé pour faire voler des drones et transmettre des informations. Ou quand un crétin milliardaire peut influer sur un conflit international.
Car le crétin en question a, justement, une longueur d’avance sur ses petits camarades en matière d’internet satellitaire : quelque 3.200 de ses satellites sillonnent déjà l’orbite terrestre basse. Mais ce n’est qu’un début. Les autorités états-uniennes ont en effet répondu favorablement à sa demande d’en positionner, à terme, 42.000. C’est beaucoup ? C’est énorme ! Pour avoir un élément de comparaison, Galileo (le GPS européen), n’en utilise « que » 27.
100 000 SATELLITES À L’HORIZON 2030
À l’heure actuelle, la planète est entourée d’environ 4.000 satellites actifs, toutes orbites confondues, ce qui pose déjà de très sérieux problèmes d’encombrement et de déchets spatiaux. Le seul Musk pourrait donc multiplier ce chiffre par dix. Or, si son projet est le plus gourmand en la matière, il est loin d’être le seul. D’autres privés se lancent dans la course (son compère milliardaire Jeff Bezos, par exemple), ainsi que des États : le Canada, les États-Unis, la Russie, ou encore la Chine, qui souhaite déployer quelque 13.000 engins spatiaux.
« J’ai l’impression d’assister à un gigantesque concours d’orbite ! », se désole Éric Lagadec, astrophysicien à l’Observatoire de la Côte d’Azur et membre de la Société française d’astronomie et d’astrophysique. À l’horizon 2030, ce sont 100.000 satellites qui pourraient naviguer au-dessus de nos têtes en les arrosant d’ondes électromagnétiques – sans que personne n’ait jugé utile, au passage, d’étudier sérieusement les effets sanitaires que ça pourrait avoir sur le vivant.
« Je pense qu’on se tirerait une balle dans le pied si on renonçait à envoyer certains satellites, affirme Éric Lagadec. Aujourd’hui, on en a plus que jamais besoin pour surveiller la Terre. Pas pour surveiller ce que font les gens, mais pour observer la santé de la planète, l’évolution du climat, etc. » Or, qu’ils soient publics ou privés, ces programmes de constellations n’ont rien à voir avec la science : ils répondent avant tout à des intérêts économiques et militaires, qui se foutent bien des questions environnementales.
« Avant, on utilisait des satellites géostationnaires, situés à 36.000 km de la Terre. Avec un seul satellite de ce type, on arrive à couvrir une très grande surface de la planète. Ces nouveaux satellites sont beaucoup plus bas, il en faut donc beaucoup plus pour réussir à couvrir la Terre dans sa totalité. »
POUR UNE POIGNÉE DE CENTIÈMES
DE SECONDE
Mais alors, pourquoi les placer si bas ? C’est que dans le business de la connexion haut débit, chaque fraction de seconde compte. Pour atteindre un satellite situé à 36.000 km, à la vitesse de la lumière, il faut compter 1 dixième de seconde. Soit 2 dixièmes de seconde pour un aller-retour smartphone-satellite-smartphone, et encore un peu plus s’il faut faire un détour par un serveur. Ce qui représente évidemment un temps de latence totalement insupportable… « En étant dix fois plus bas, en gros, on divise le temps de latence par dix », note Éric Lagadec. La course folle aux orbites basses et la démultiplication des satellites se fait ainsi au nom de quelques centièmes de seconde !
Compte tenu de l’urgence écologique et des pollutions désastreuses de ces programmes, il ne serait peut-être pas sot de prendre le temps d’y réfléchir un peu… « On veut et on doit continuer à aller très vite ! », insiste quant à lui Thierry Breton.
Nicolas Bérard